« On était possiblement le premier projet québécois à utiliser la plateforme kickstarter »
Montréal, le 25 avril 2019
Auteur, éditeur et entrepreneur social, Nicolas Langelier est le fondateur et rédacteur en chef de Nouveau Projet, quintuple finaliste au titre de magazine de l’année au Canada. Avec la maison d’édition Atelier 10, qu’il a aussi fondé et dirige depuis huit ans, il travaille au développement de projets permettant de mieux comprendre les enjeux de notre époque, de prendre une part active à notre société et de mener une vie plus signifiante et satisfaisante. Il a été récompensé à plusieurs reprises aux Prix du magazine canadien, que ce soit à titre de journaliste ou d’éditeur et rédacteur en chef. Son roman Réussir son hypermodernité en 25 étapes faciles a été finaliste au Prix des libraires du Québec en 2011. Il a été président de l’Association des journalistes indépendants du Québec de 2007 à 2011.
Pouvez-vous nous présenter sommairement Nouveau Projet, son histoire et sa mission ?
Nicolas Langelier: Nouveau Projeta été fondé en 2012 avec comme raison d’être la publication de textes en voie de disparition dans l’environnement médiatique québécois. C’est-à-dire des textes plus approfondis qui examinent des questions plus en profondeur et qui traitent de sujets qui ne sont pas forcément directement liés à l’actualité. Ils peuvent prendre un pas de côté par rapport à ce que traitent les journaux et les magazines d’actualité. Depuis le début du siècle, il y a des fermetures ou des bouleversements sur l’échiquier médiatique qui ont fait que ce type de travail médiatique, qui nécessite plus de travail ou d’investissement, a été progressivement délaissé. J’ai constaté un besoin pour du contenu médiatique plus approfondi, plus poussé, et donc il fallait innover en développant un modèle d’affaires qui permettrait la production de textes relevant presque du journalisme d’enquête. J’étais convaincu, et je le suis encore, que cette production a une réelle utilité sociale dans notre démocratie. C’était dangereux pour notre société que les médias aient abandonné ce type de textes. Nouveau Projeta été lancé avec l’ambition sociétale de ne pas reproduire les mêmes erreurs stratégiques que d’autres médias ont faites dans les années précédentes. Le projet repose une structure d’entreprise incorporée privée. Nous avons fait ce choix pour toutes sortes de raisons qui étaient justifiées à l’époque.
Pourriez-vous nous en dire plus sur ce modèle d’affaires ?
N.L.: Le modèle d’affaire à la base était d’entourer le magazine d’un grand nombre de projets procurant diverses sources de revenus qui permettraient de financer la production du magazine, lequel, lui, pourrait ne pas faire ses frais. En entourant le magazine de projets qui sont capables de générer des revenus intéressants, cela permettrait de faire vivre le magazine : tel était notre pari. C’est pour cela que nous avons également lancé une collection de livres, des essais appelés documents, des pièces de théâtre, sous l’intitulé pièces. On produit aussi des contenus pour d’autres organisations : d’entreprises privées à des OBNL. Au départ, nous avons sollicité les gens à l’aide d’une campagne de sociofinancement. C’était en 2011. À l’époque, nous étions, je pense, le premier projet québécois à utiliser la plateforme kickstarter, laquelle démarrait aux États-Unis. Ce fut un beau succès. Nous avons ramassé 25 000$. Cette somme était une petite partie du financement nécessaire pour démarrer le projet. Elle nous a donné un bon coup de main pour démarrer. En plus, les personnes se sont, dès le départ, senties investies dans notre projet. On a gardé ce soutien à bien des niveaux depuis le lancement de Nouveau Projet. Nous avons sollicité des organismes philanthropiques subventionnaires, mais nous n’avons pas eu de soutien de ce côté-là. Si je fais exception du sociofinancement initial, nos sources de revenus sont essentiellement de quatre types.
- Les revenus de lecteurs, clients abonnés (16%) et les ventes en kiosques (29%).
- Les revenus corporatifs et les publicités (15%) et le contenu produit pour d’autres organismes (23%).
- Les revenus de projets parallèles, par exemple la boutique dans laquelle on fait également des événements (8%).
- Les subventions gouvernementales (9%).
Cette diversité de sources de revenus est bénéfique pour nous, car elle permet une certaine stabilité. Si, par exemple, du jour au lendemain, la vente publicitaire ne fonctionne pas, cela ne nous met pas dans une situation périlleuse. Les autres modes de financement nous permettront de maintenir nos activités.
Aux États-Unis on remarque que de plus en plus de fondations commencent à investir l’écosystème médiatique. Nouveau Projetserait-il intéressé par la sollicitation philanthropique ?
N.L. :Nous ne dirions probablement pas non à un soutien supplémentaire, cela dit, ce que l’on remarque pour le moment c’est que ce sont les organismes à but non lucratif qui reçoivent des fonds. Il n’y a pas tant d’argent donné à des entreprises privées comme la nôtre. Peut-être que les mentalités vont changer.
La Fédération professionnelle des journalistes du Québec remettait en 2018 au gouvernement fédéral une lettre ouverte où l’on pouvait lire : « La presse écrite vit actuellement la pire crise de son histoire. L’enjeu est simple : si rien n’est fait, de nombreux journaux, imprimés ou numériques, pourraient cesser leurs activités dans un avenir rapproché« . Dans ce contexte difficile, les dons privés peuvent-ils financer le journalisme et compenser le manque à gagner du modèle commercial traditionnel ?
N.L. :Ma position là-dessus est OUI, les dons peuvent certainement contribuer. Je vois malgré tout un danger au fait de dépendre complètement de ces sources de revenus. Le risque est de compromettre un modèle d’affaires autosuffisant, comme le nôtre, qui nous permet de générer des revenus autonomes tout en produisant de l’information de qualité. En effet, pour maintenir l’information produite, il faut absolument rester dans la dynamique ou les consommateurs nous donnent des sous. C’est un véritable enjeu de lier qualité de l’information et reconnaissance par les lecteurs et lectrices de l’importance de cette qualité. C’est notre posture depuis le début de Nouveau Projet. Je suis assez inquiet de voir que d’autres organisations médiatiques n’ont pas cette philosophie et se mettent dans une position où ils sont dépendants uniquement de la générosité d’individus ou d’organisations et non d’un attachement à une qualité de produit. Ça ne me semble pas être une voie solide pour l’avenir.
On parle de contraintes qui peuvent agir sur la pérennité d’un journal, qu’en est-il de l’impact sur le contenu ?
N.L. :J’ai l’impression que les entreprises qui décident de vivre sans soutien peuvent décider d’aller plus vers une avenue commerciale plus facile ou plus rentable. Mais je suis convaincu que c’est possible de produire de l’information de qualité en faisant payer les gens. C’est un service. Je trouve dommage que les organismes favorisent l’idée que les gens ne veulent pas payer ce que le service vaut. C’est le pari que font des journaux comme La Presse. L’idée est de fonder une nouvelle proposition d’affaires : « on vous donne le contenu, mais faites des dons en plus ». C’est une curieuse façon d’envisager les affaires. Si tu considères que ton produit est intéressant pour les gens et qu’il a une utilité sociale, pourquoi ne pas payer pour ce produit-là ? C’est une drôle de conception de la valeur de ton produit de penser que les gens ne sont pas prêts à payer pour l’avoir sur une base régulière, mais qu’ils seraient prêts à soutenir ce travail par des dons. Je ne saisis pas bien la logique.
Cela nous amène à vous interroger sur la communauté d’intérêts autour de Nouveau Projet.
N.L. :On travaille très fort pour nourrir notre communauté parce qu’on est conscient que les gens sont sollicités de toute sorte de manières, ce qui affecte leur attention et leur temps libre. Notre concurrent principal n’est pas Le Devoirou La Presse, c’est plutôt Netflixet toutes les autres sources de divertissement qui existent en moment. C’est beaucoup plus facile de regarder un film plutôt que de prendre un magazine et lire des articles de douze pages. Cela nous force à établir avec les gens qui nous soutiennent une relation privilégiée. On offre des choses à nos abonnés-es. On travaille à ce qu’ils ou elles se sentent privilégiés-es. En échange, on n’a jamais soldé nos abonnements. Si vous vous abonnez aujourd’hui à Nouveau Projet, ça vous coûte pratiquement la même chose que si vous l’achetiez en kiosque numéro par numéro. On n’a pas fait ce que plusieurs magazines ou journaux ont fait, c’est-à-dire vendre l’abonnement au quart ou au tiers du prix et chercher en parallèle l’argent auprès d’annonceurs publicitaires. On sait bien que le marché publicitaire n’est plus ce qu’il était et qu’on ne peut plus dépendre de lui. Chez Nouveau Projet, on vend nos abonnements au plein prix, mais on offre un ensemble de bénéfices à nos abonnés-es pour leur donner envie de débourser ce montant-là.
Vous nous avez parlé brièvement du cas La Presse, cette grande rédaction privée est devenue une « fiducie d’utilité sociale » à but non lucratif. Que vous inspire ce modèle ?
N.L. :Je pourrais ajouter quelque chose qui m’inquiète. Je ne voudrais pas qu’on tombe dans une situation ou les seules organisations médiatiques qui bénéficieraient d’un soutien gouvernemental seraient celles qui seraient transformées en OBNL ou en organisme de charité. Ça serait dangereux, d’une part, car il y a beaucoup d’organisations médiatiques qui existent déjà et qui ne sont pas des OBNL. Pourquoi arrêter de soutenir ces gens-là, lesquels font un travail tout aussi important ? D’autre part, j’aurais peur que cela décourage l’initiative entrepreneuriale de toute une génération à venir. Si des jeunes entrepreneurs-es potentiels-les ont l’impression que les médias ne sont pas un domaine intéressant parce que les seules entreprises médiatiques qui sont subventionnées sont des OBNL, ou des coops, ou des organismes de charité, ces jeunes vont peut-être se lancer dans d’autres domaines complètement différents. Je pense par exemple aux jeux vidéo ou aux contenus virtuels. Cette situation serait dommageable. Il faudrait qu’on trouve un système de financement des médias qui laisserait de la place à toute une variété de statuts juridiques des organisations pour qu’une entreprise privée comme la nôtre puisse être financée par une fondation par exemple. J’espère que les fondations philanthropiques vont aussi développer cette flexibilité-là dans les organisations qu’elles soutiennent pour qu’elles soient capables de baser leurs décisions de donner ou non des subventions sur la qualité de l’organisation et de son produit et non pas seulement en fonction de son statut juridique.
Pour les fondations, c’est compliqué techniquement de vous soutenir même si elles le souhaitaient…
N.L. :Oui effectivement. Ce qui pourrait être fait, pour continuer dans cette direction, c’est que le gouvernement pourrait donner à des entreprises médiatiques, même si elles sont incorporées au privé, le droit d’émettre des reçus de charité. Les règles du jeu seraient plus équitables. Il y a vraiment des avantages à être une entreprise privée dans les dynamismes que ça peut apporter à une entreprise et dans sa façon de fonctionner, mais en ce moment les règles du jeu ne les favorisent vraiment pas. C’est un point qui pourrait être regardé même si je suis tout à fait conscient que pour un gouvernement ça peut être très épeurant. Cette demande pourrait également être engagée par d’autres secteurs. Où s’arrêter et comment rendre des comptes à la société en général ? C’est un gros chantier, disons-le.
Cela dit, aujourd’hui il y a beaucoup de réductions d’impôts pour les entreprises privées qui n’ont pas de bon sens. Si tu es une entreprise et que tu loues une loge au centre Bell pour voir des matchs de hockey, tu vas avoir une réduction d’impôts. Il y aurait lieu de revoir toute la fiscalité des entreprises. Que voulons-nous encourager ou non en tant que société comme dépenses d’entreprises ? Il y a de nouveaux modèles, par exemple B Corp[1]qui est destiné aux entreprises qui n’ont pas nécessairement un statut d’OBNL, mais qui ont une façon de voir les choses et de traiter les parties prenantes à la façon de faire des OBNL. En France on est également en train de créer un statut juridique pour ces entreprises-là. Il y en a déjà un aussi aux États-Unis. Peut-être qu’ici on devrait revoir nos statuts pour envisager la possibilité qu’il y ait des gens qui veulent être propriétaires de leur entreprise, mais qui ont des fins sociales et ne parlent pas juste de s’enrichir eux-mêmes. C’est certain que moi je n’ai pas lancé Atelier 10 pour m’enrichir. Si je voulais m’enrichir, j’aurais choisi un autre créneau de projets et de philosophie d’affaires.
Pour conclure, PhiLab a tenu le 5 avril dernier une conférence intitulée « La philanthropie sauvera-t-elle la presse? » Voulant recueillir les opinions de divers acteurs de l’écosystème médiatique, quelle est votre réponse à cette question ?
N.L. :J’espère que ce n’est pas cela qui va sauver la presse en général. Je pense que la philanthropie peut faire partie de la solution. C’est possiblement une source de revenus qui va soutenir une presse en santé, dynamique et nécessaire dans une démocratie. J’espère surtout qu’on ne verra pas la philanthropie comme la bouée de sauvetage de la presse, car cela voudrait dire qu’il y aurait eu échec à un autre niveau. Cela pourrait vouloir dire, par exemple, qu’on a abandonné l’idée que ce soit quelque chose qui puisse être commercialement rentable. Il y a moyen de faire de l’information de qualité qui fait ses frais avec des personnes prêtes à payer. Les gens sont prêts à payer pour leur café, leurs vêtements, leurs voyages, leur yoga, etc. Pourquoi ne seraient-ils pas prêts à payer pour une information de qualité ? Cette question est un peu rhétorique parce que dans les faits, je pense que les gens sont prêts à le faire, il faut juste les convaincre. Ce n’est pas facile, évidemment. C’est demander aux gens de compenser pour des entreprises privées qui se sont désinvesties du domaine médiatique, car elles ont décidé de mettre leur argent dans Facebookou Google.
[1]La certification dite « B Corp » est une certification octroyée aux sociétés commerciales (à but lucratif) répondant à des exigences sociétales et environnementales, de gouvernance ainsi que de transparence envers le public.