Au-delà du simple amalgame des luttes contre le gaspillage alimentaire et l’insécurité alimentaire, la nécessaire coordination des actions

Par Éliane Brisebois , Chercheure
Par René Audet , Chercheur
30 octobre 2018

gaspillage alimentaireUne pétition initiée par le Britanno-Colombien Justin Kulik, 17 ans, et signée par plus de 165 000 personnes, enjoint le gouvernement canadien devrait obliger les supermarchés à donner leurs invendus aux banques alimentaires, alors que tant de Canadiens ont faim. Justin Kulik s’est inspiré de la loi française de 2016 contre le gaspillage alimentaire. Il est allé au Parlement rencontrer le ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire, Lawrence MacAulay, le 16 octobre dans le cadre de la Journée mondiale de l’alimentation, pour lui présenter sa pétition. Cet exemple témoigne d’une avenue pertinente, légitime et importante de travail. Il illustre notre propos au sens où la lutte contre le gaspillage requiert une mobilisation élargie des parties prenantes concernées, du citoyen ou de la citoyenne, aux organisations de la société civile, aux différents paliers de gouvernement et aux organisations socio économiques à statut privé ou collectif. Certes, comme le suppose la démarche de Kulik, les différents niveaux de gouvernement devraient jouer un rôle clef dans la coordination des luttes contre le gaspillage et l’insécurité alimentaire. Mais comment faut-il comprendre les problèmes du gaspillage et de l’insécurité afin d’élaborer les stratégies les plus efficaces ?

La lutte contre le gaspillage alimentaire est souvent associée à la lutte contre l’insécurité alimentaire. Le don des invendus alimentaires par les détaillants est perçu, dans les pays industrialisés, comme l’une des solutions aux problèmes d’insécurité alimentaire. Mais cette solution ne doit pas être idéalisée. Même si elle remplit des objectifs écologiques, sociaux et économiques, elle ne peut à elle seule enrayer ni la faim ni le gaspillage alimentaire (Schneider, 2013). D’autant plus que, d’un point de vue de transformation systémique, la lutte contre le gaspillage alimentaire passe d’abord par des solutions plus « radicales » comme la réduction de la production et le raccourcissement des chaînes agroalimentaires et, ensuite, par des solutions comme la récupération et le recyclage alimentaire (Mourad, 2016). Bien sûr, la mise en place de solutions plus « radicales » exige des changements dans les pratiques des divers acteurs de l’ensemble de la chaîne agroalimentaire et l’implantation de ces changements ne peut se réaliser du jour au lendemain.

Notre toute récente étude sur le gaspillage alimentaire menée sur l’interface entre la distribution au détail et la consommation (Audet et Brisebois, 2018) montre par exemple que 57,5 % des consommateurs québécois pensent que la facilitation du don alimentaire apparaît comme la solution idéale pour réduire le gaspillage alimentaire dans les commerces de détail. Or, à l’inverse, seulement 8,5 % voient la diminution de la diversité de choix de produits dans les étalages comme une solution pertinente. « L’option de faciliter les dons alimentaires chez les commerçants n’affecterait en rien le consommateur dans ses habitudes, alors que la diminution du nombre de choix de produits exigerait qu’il adapte ses menus et ses envies à l’offre du moment en magasin. Cela peut donc expliquer la popularité et l’impopularité des deux mesures en question. De plus, la relation entre le grand nombre de choix de produits — l’abondance de produits en général — et le gaspillage alimentaire dans les commerces de détail n’apparaît peut-être pas évidente pour les répondants » (p. 28).

Du côté des détaillants de la région de Montréal que nous avons rencontrés lors de la recherche, le don alimentaire apparaît comme la mesure principale mise en place dans leurs commerces pour réduire le gaspillage en aval. Comme l’ont montré les chercheurs Swaffield et al. (2018) qui se sont intéressés aux motivations des détaillants du Royaume-Uni à agir contre le gaspillage alimentaire, il ressort que si les justifications de nature financière et celles relatives à la réputation sont importantes, il demeure que le sentiment de responsabilité civique fait aussi partie des principales motivations des commerçants à trouver des solutions au gaspillage. Ce dernier est alors perçu comme un « enjeu moral » qui s’impose dans un contexte où subsistent la pauvreté et les problèmes environnementaux.

Treize des quatorze commerces de notre échantillon « ont des ententes officielles ou non avec des organismes communautaires pour le don de leurs invendus, de façon régulière ou sporadique. Cependant, dans les commerces de plus petites surfaces, où il est difficile de conclure des ententes avec Moisson Montréal qui se déplace principalement pour ramasser de gros volumes de denrées, on note des difficultés à propos du don d’aliments aux organismes » (p. 55). Dans la région de Montréal, Moisson Montréal — la banque alimentaire distribuant le plus de denrées au Canada — a mis en place un programme de récupération alimentaire en supermarchés, programme présenté comme « précurseur [et] en pleine expansion dans le reste du Québec » (Moisson Montréal, 2017). Selon le rapport annuel 2016-2017 de l’organisme, 106 supermarchés de la région de Montréal ont donné leurs surplus par le biais de ce programme (Moisson Montréal, 2017).

Pour des commerces de petite et moyenne taille, « la principale difficulté réside dans le fait que les organismes ont souvent des moyens limités (ressources en temps, en véhicules, en main-d’œuvre, etc.) qui les empêchent de venir chercher les aliments de façon régulière ou alors qu’ils sont toujours sains à la consommation. Les relations avec les organisations communautaires impliquent donc des difficultés logistiques et liées à la matérialité des aliments, car “c’est toujours une question de 24 à 48 heures. S’ils ne sont pas transformés là, demain ils ne seront plus bons pour la consommation” (R1). Plusieurs commerçants disent “[avoir] la volonté de le faire [donner aux organismes], mais il y a des organismes qui ont de la misère à même prendre tout ce qu’on leur donne” (R3) » (p. 56). Une potentielle loi obligeant les commerçants à donner leurs invendus à des organismes nécessiterait donc que le gouvernement tienne compte de ces difficultés logistiques, selon certains de nos répondants.

Même quand les logistiques sont mises en place et fonctionnent, les aliments donnés ne font pas nécessairement l’affaire des bénéficiaires. Des intervenants d’organisations montréalaises rencontrés dernièrement dans le cadre d’un groupe de discussion sur le problème de l’accès alimentaire nous confiaient avoir vu des gens recevant de l’aide alimentaire redonner certains aliments parce qu’ils ne les connaissent pas ou n’avaient pas l’habitude de les manger. Dans de tels cas, le don alimentaire ne s’avère efficace ni contre l’insécurité alimentaire ni contre le gaspillage alimentaire.

Notre recherche démontre que le gaspillage alimentaire est le résultat d’une « production sociale » où interagissent diverses constructions symboliques, comme l’idée de « fraîcheur », et dispositifs d’objectivation, comme les dates de péremption. Par l’étude de l’interface entre deux maillons de la chaîne agroalimentaire, nous n’avons pu montrer qu’une partie de toute la complexité de la problématique du gaspillage alimentaire. La problématique de l’insécurité alimentaire est tout aussi complexe et s’imbrique dans l’ensemble des enjeux dans les systèmes alimentaires. Encourager le don alimentaire pour lutter contre le gaspillage alimentaire, oui ; mais cela ne doit pas être fait sans que les gouvernements et tous les acteurs des systèmes alimentaires ne s’engagent à mettre en place un ensemble de mesures intersectorielles pour assurer le droit à l’alimentation de tous et pour transformer profondément les systèmes alimentaires et les rendre plus justes et durables.

Pour aller plus loin

Audet, R. et Brisebois, É. (2018).Le gaspillage alimentaire entre la distribution au détail et la consommation. Les Contributions de la Chaire de recherche UQAM sur la transition écologique, no5.https://chairetransition.esg.uqam.ca/wp-content/uploads/sites/48/2018/09/Le-gaspillage-alimentaire-entre-la-distribution-au-detail-et-la-consommation.pdf

Moisson Montréal. (2017). Rapport annuel 2016-2017.[Document PDF]. Récupéré dehttp://www.moissonmontreal.org/wp-content/uploads/2017/07/Rapport_Annuel_FR_PP.pdf

Mourad, M. (2016). Recycling, recovering and preventing “food waste”: competing solutions for food systems sustainability in the United States and France. Journal of Cleaner Production, 126, 461-477.http://dx.doi.org/http://dx.doi.org/10.1016/j.jclepro.2016.03.084

Schneider, F. (2013). The evolution of food donation with respect to waste prevention. Waste Management, 33(3), 755-763. http://dx.doi.org/http://dx.doi.org/10.1016/j.wasman.2012.10.025

Swaffield, J., Evans, D. et Welch, D. (2018). Profit, reputation and ‘doing the right thing’: Convention theory and the problem of food waste in the UK retail sector. Geoforum, 89, 43-51. doi:https://doi.org/10.1016/j.geoforum.2018.01.002