Démocratie et philanthropie – une relation sous tension chez nos voisins du sud !

Par Jean-Marc Fontan , Co-directeur du PhiLab
29 octobre 2019

Si nous comparons le fonctionnement du capitalisme et de la démocratie, nous pouvons observer que le capitalisme gère des stocks de produits et de services avec pour objectif principal de générer un maximum de bénéfices financiers. Quant à la démocratie, elle gère des stocks d’opinions diverses avec pour objectif l’acquisition du pouvoir par l’obtention d’une majorité de voix. Force est de constater que l’accès au pouvoir coûte cher et que la majorité de nos dirigeants font partie de la classe des riches.

Source: Ethicratia

démocratie et philanthropie

Crédit photo: Fred Moon on Unsplash

Daniel Kemmis, consultant pour The Giving Practice firme de consultation rattachée à la fondation Philanthropy Northwest, est l’auteur d’une analyse synthèse sur les liens à établir entre « démocratie et philanthropie ». L’auteur conclut son analyse par une invitation adressée aux fondations opérationnelles ou subventionnaires d’être des acteurs plus engagés sur la scène politique afin de contribuer au grand défi posé par le renouvellement de l’idéal démocratique. Si son analyse peut sembler évidente sous l’ère de Donald Trump, s’agit-il vraiment d’un enjeu récent, et, surtout, s’applique-t-il à la scène politique canadienne et à son écosystème philanthropique ?

L’intérêt de la contribution de Daniel Kemmis est double. D’une part, il présente un état de situation largement partagé dans le milieu philanthropique étatsunien. La démocratie est en crise, laquelle est fondamentalement associée à la façon dont l’État étatsunien, en général, et les grandes institutions se comportent vis-à-vis la population en situation de pauvreté ou d’exclusion depuis la fin des années 1960. Pour illustrer ses propos, il présente un graphique récapitulatif illustrant l’évolution du niveau de confiance de la population étatsunienne à l’égard des actions posées par l’État central. Sur un demi-siècle, la décroissance du sentiment de confiance est fulgurante. Qu’importe les générations, les groupes ethniques ou les formations au pouvoir, républicaines ou démocrates, malgré quelques remontées, rien ne semble de mesure de stopper l’hémorragie. Elle se maintient au fil des décennies.

Démocratie et philanthropie

By almost any measure, our institutions are falling short. Seemingly unrestrained partisanship, for example, is making it increasingly difficult and sometimes impossible to solve big problems, like controlling the national debt and bringing budget deficits within bounds, or addressing the challenges of climate change, immigration, poverty, or growing inequality. Deeply rooted institutional barriers also get in the way of problem solving, and they are intertwined with the problem of uncontrolled partisanship. The way congressional and legislative redistricting gets done, for example, helps to entrench partisanship and ideological polarization. (Daniel Kemmis, p. 1 (figure) et 2 (citation))

Bien que le constat de déroute démocratique soit consternant, Daniel Kemmis reste optimiste et pense possible un redressement de la situation. Les fondations subventionnaires, certainement pas à elles seules mais de concert avec d’autres, pourraient travailler à revitaliser le niveau de confiance à l’égard de l’État et des grandes institutions. Le regard que Kemmis porte sur les stratégies utilisées par de nombreuses fondations étatsuniennes lui permet d’identifier des formes diversifiées d’actions pour permettre une reprise de confiance en l’idéal démocratique. Elles pourraient favoriser, si elles sont adoptées dans leur forme la plus intensive, non seulement le renouvellement de l’idéal démocratique mais aussi une réforme en profondeur du sens et de la portée à donner à cet idéal.

Démocratie et philanthropie

Philanthropy’s democracy-strengthening work may be pictured as a continuum, stretching from a broad and varied range of mission-driven philanthropic activities that unintentionally strengthen democratic citizenship, through more deliberate contributions to community-building, civic engagement and public policy work, culminating in a growing number of direct investments in democratic reform. From one end of this continuum to the other, philanthropy now has an opportunity to make timely and crucial contributions to restoring the health of our democracy. (Daniel Kemmis, p. vii, figure et citation)

Corroborant l’analyse de Daniel Kemmis, Scott Nielsen et Loren McArthur, consultants pour Arabella Advisors, constatent un effectif repositionnement récent de fondations opérationnelles ou subventionnaires étatsuniennes autour du grand défi de revitaliser l’idéal démocratique.

Malgré la présence de cette mouvance, l’optimisme de Daniel Kemmis est fortement nuancé par Scott London, consultant auprès de Kettering Foundation et du Council of Foundations. Dans un essai intitulé Our Divided Nation. Is There a Role for Philanthropy in Renewing Democracy?, il présente une sorte de condensé des grands points découlant d’une consultation réalisée auprès d’une vingtaine de personnes de l’écosystème philanthropique étatsunien. Sous la forme d’un séminaire de travail, les discussions ont été structurées autour de questions portant sur le rôle que pourrait jouer la philanthropie subventionnaire ou opérationnelle afin :

  • de réduire la distance entre les citoyen.ne.s et les institutions étatsuniennes ;
  • de renforcer l’engagement citoyen ou de faciliter l’engagement civique ; ou encore,
  • d’impulser un second souffle à l’idéal démocratique.

Au cœur des discussions rapportées, nous trouvons, formulée, sous un angle différent, la grande question de la crise politique qui affecte les grandes institutions de la société étatsunienne.

The exchange was framed around the problem of divisiveness and whether there is a role for philanthropy in addressing the deepening cleavages in American society. Pluralism has always been a hallmark of the American experiment, but today there are growing concerns that our differences are tearing us apart. Many see the nation reverting to a kind of tribalism that not only threatens our social cohesion but also undermines key aspects of our democratic system. (London, p.2)

Fait important à noter, le schisme idéologique et culturel qui divise la population des États-Unis divise aussi les parties prenantes de son écosystème philanthropique. Sherry Magill, du Jessie Ball duPont Fund, résume bien cette réalité : « We’re not monolithic, we’re not all the same people, and we don’t all think alike ». L’idéal démocratique est définitivement sous tension aux États-Unis. Nous sommes très loin de la situation décrite par Alexis de Tocqueville au début du 19e siècle.

Qu’en est-il du Canada et son écosystème philanthropique ?

Un commentaire de Lisa Kimmel, présidente et directrice générale de la firme Edelman qui produit le baromètre de confiance, lequel fut publié le 14 février 2019 dans le Globe and Mail, nous indique que la situation de déficit eu égard aux retombées de l’idéal démocratique se rapproche lentement de celle rencontrée aux États-Unis.

As Canada heads into a federal election, we are – more so than at any point in the past 20 years – a nation divided. The split is not East versus West, right versus left or English versus French. Today, it is a split between Canadians who fear the system is failing them and those who are more trusting of our traditional institutions and more optimistic about the future – for themselves and their families.

Kimmel termine son commentaire par un appel aux directeurs et directrices générales des grandes entreprises canadiennes à s’investir sur la scène de l’action politique afin de reconstruire la confiance et rétablir l’espoir en l’idéal démocratique.

A lack of faith in the system has brought us to a tipping point. Walking us back from the edge demands a new approach to building trust and restoring hope. Leadership must come in new and different forms. Canadian CEOs, who have tended to play it safe, need to embrace this new reality and lead with a greater sense of purpose.

Cet appel de Lisa Kimmel s’appuie sur les résultats d’un sondage réalisé auprès de canadiens et canadiennes qui se disent accorder plus de confiance à leur environnement de travail pour modifier et améliorer leur situation qu’au système politique en place. Curieusement, les acteurs de la société civile, dont les fondations subventionnaires ou opérationnelles, ne semblent pas pouvoir être « les acteurs » en mesure de modifier les choses. Ce ne sont plus les « acteurs références » sur lesquels on pourrait compter pour corriger le tir. Le scepticisme à l’égard du « Système » donne l’impression d’inclure toutes les parties prenantes du champ d’action politique, laissant sous-entendre que le leadership requis pour induire le grand redressement requis ne peut venir que des grands représentants du marché !

Le rapport entre démocratie et philanthropie nous apparaît aussi sous tension au Canada. À date, nous ne disposons pas d’études, comme c’est le cas aux États-Unis, qui pourraient nous éclairer sur la question. Par contre, je vous invite à réagir à cet éditorial en indiquant comment vous voyez le lien entre philanthropie et démocratie. En quoi et comment les fondations, en particulier, et la philanthropie, en général, ont ou non la capacité et la légitimité pour se joindre au nécessaire mouvement à mettre en place pour redonner corps et substance à l’idéal démocratique.


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