Du soutien aux « Lumières » à la réforme scolaire : essor de la philanthropie américaine en éducation

Par Maxim Fortin , Doctorant en Science politique à l’Université Laval
28 septembre 2017

S’il y a un secteur dans lequel la philanthropie a décidé d’investir, c’est bien celui de l’éducation. Aux États-Unis, la situation est telle que certains observateurs et auteurs se demandent d’ailleurs si celle-ci n’a pas carrément « investie » ce secteur. Bien que l’intérêt des acteurs philanthropiques pour l’éducation ne soit pas nouveau, la mobilisation des élites et des grandes fondations philanthropiques pour la réforme et la réussite scolaire des élèves du niveau primaire et secondaire l’est davantage. La tradition philanthropique nous a habitués à voir les philanthropes, surtout les grands, soutenir l’éducation supérieure, les universités, les institutions académiques et la recherche dans différents domaines, pas les petites écoles de quartiers. Cette mobilisation s’est amorcée dans les années 1990 et s’est consolidée dans les années 2000, notamment grâce à l’arrivée d’un influent, puissant et richissime acteur : la fondation Bill et Melinda Gates. Depuis lors, la fondation Gates et une poignée d’autres (Annenberg Foundation, Walton Family Foundation, Eli and Edythe Broad Foundation, etc.) sont devenues les « plus importants et plus influents leaders et décideurs exerçant une influence sur les départements d’états de l’éducation et sur les administrations des systèmes scolaires urbains »1 (Scott, 2009 :107). Cet état de faits témoigne de la capacité actuelle de la philanthropie, particulièrement de la grande philanthropie élitaire, de se déployer dans un secteur en crise, sous-financé et décentralisé et d’y faire des gains en termes de réformes des politiques publiques et d’alliances stratégiques avec les pouvoirs publics. Elle soulève par contre tout un lot de questions sur le caractère démocratique de ces initiatives philanthropiques destinées aux segments les plus vulnérables de la population.

Le système d’éducation américain

Le système d’éducation américain se démarque par son absence de cohérence et d’unité. C’est un système décentralisé où le financement des écoles publiques relève à 93% du local (Émile- Besse, 2004). Le département de l’Éducation fédéral assume le 7% restant. Chaque état de l’Union possède un département de l’éducation mais, en pratique, le pouvoir réside dans les mains des districts scolaires qui, eux, relèvent des School boards. Les écoles tirent leurs revenus de l’impôt foncier, ce qui fait que plus elles sont situées dans un quartier riche, plus elles seront financées et vice versa. Cette situation entraîne de grandes disparités en termes de budget et de salaires. Les écoles des quartiers riches et de la classe moyenne parviennent à subvenir à leurs besoins alors que celles des quartiers populaires et des ghettos demeurent dans un état de sous-financement chronique.

Ce système d’éducation se démarque aussi par son racial achievement gap, soit l’écart entre le niveau de réussite scolaire des trois principaux groupes ethniques des États-Unis. En guise d’exemple, en 2004, le taux d’abandon scolaire des élèves hispaniques atteignait 28%, celui des noirs 13%, alors que celui des élèves blancs n’était que de 7% (Émile-Besse, 2004). C’est d’ailleurs cet enjeu qui a amené le Gouvernement fédéral à intervenir de manière croissante dans le secteur de l’éducation depuis une quinzaine d’années. En 2002, George W Bush signe le No Child Left Behind Act dont l’objectif général est de faire en sorte que tous les enfants du pays possèdent un niveau satisfaisant en mathématiques et en lecture d’ici 2014. Cette loi sera cependant remplacée en 2015 par le Every Student Succeeds Act, qui redonne une partie du pouvoir aux États en ce qui concerne l’évaluation des élèves. Mentionnons également le programme Race to the Top lancé par le président Obama en 2009 et qui a pour objectif d’encourager l’innovation et les réformes dans le secteur de l’éducation. Mais malgré ces interventions du palier fédéral, les écarts en termes de réussite scolaire se maintiennent et, peu à peu, la thématique de la violence et de la drogue dans les écoles est remplacée par celle de l’échec scolaire, qui, elle, devient un véritable enjeu national. Le climat est propice pour des forces souhaitant mener une réforme.

La réforme du système d’éducation : écoles à charte, plaidoyer et politiques publiques

À partir des années 2000, un groupe de fondations associées à la philanthropie élitaire se lance dans un vaste projet de réforme de l’éducation américaine. Gagnées à la cause de la liberté de choix en matière d’éducation (School choice) et ouverte à certaine forme de privatisation des écoles publiques, ces fondations font de la conversion des écoles publiques en écoles à charte (Charter School) la pièce maîtresse de leur stratégie. Les écoles à charte sont des écoles publiques de niveau primaire et secondaire dont la gestion est confiée au secteur privé. Elles bénéficient d’une plus grande autonomie en ce qui concerne les méthodes d’enseignement, les programmes scolaires, les conditions de travail offertes aux employés, etc. Elles peuvent être sans but lucratif ou à but lucratif. Apparu dans les années 1970, le mouvement des écoles à charte a connu des développements importants dans les années 1990. Avec le soutien de plus en plus actif et de plus en plus massif de de la grande philanthropie, ses moyens et son influence ont considérablement augmenté pendant la décennie suivante. Il semble que le mouvement bénéficie désormais d’un appui bipartisan comme en témoigne les politiques favorables aux écoles à charte de l’administration Obama, tout comme la nomination par Donald Trump de Betsy Devos, figure de proue du mouvement des écoles à chartes, comme secrétaire à l’Éducation.

Nous pouvons d’ores et déjà identifier quatre cas où la grande philanthropie américaine a joué un rôle majeur dans l’expansion de ce type d’écoles : New York, Los Angeles, l’État de Washington et la Nouvelle-Orléans. À New York, les fondations Broad, Fisher, Gates et celle de la famille Walton soutiennent énergiquement le développement des écoles à charte et sont parvenus à aller chercher l’appui des pouvoirs publics qui, eux, ont augmenté le plafond des écoles à charte à 200 en 2007 (Scott, 2009 :126.). À Los Angeles, le même groupe de fondations, à l’exception de la Fondation Walton, finance en compagnie du New School Venture Fund les organismes de gestion qui administrent les écoles à charte dans une majorité de cas (Scott, 2009 :125). Dans l’État de Washington, lorsque l’initiative 1240 concernant la création des écoles à charte fut soumise au vote populaire, le camp du « oui » reçu 11,4 millions de dollars en contribution. Les dons de trois grands donateurs, Bill Gates, Alice Walton et Paul Allen, représentent le 2/3 de cette somme alors que d’autres philanthropes comme Eli Broad, Mike et Jackie Bezos (Amazon.com) et Reed Hastings (Netflix) contribuèrent à hauteur de 100 000 dollars chacun (Mitchell et Lizotte, 2014 :82). De gros montants et de gros appuis dans une campagne serrée remportée par le camp des tenants des écoles à charte avec seulement 50,69% du vote populaire…

Le cas de la Nouvelle-Orléans mérite encore plus d’attention. Après le passage de l’ouragan Katrina en 2005, la ville est devenue le théâtre d’une réforme scolaire d’envergure menée conjointement par les élites politiques et les acteurs philanthropiques. Parmi les fondations impliquées dans cette réforme, nous retrouvons encore les fondations Broad, Gates, Fisher et Walton, qui, ensemble, ont investi dans cette aventure un montant total de 17,5 millions de dollars (Saltman in Huff, 2013 :313). Tout comme à New York, les pouvoirs publics se rallièrent à l’idée d’un changement de cap dans la gouvernance des écoles, si bien que 114 des 121 écoles publiques de la Nouvelle-Orléans furent déclarées en situation d’échec (failing schools) et reprises par l’État de la Louisiane (Huff, 2013 :312). Cette action fut suivie par la décision du Orleans Parish School Boad (OPSB), lui aussi un organisme public, de mettre à la porte 7 500 enseignants et employés, décision qui eut pour effet immédiat de casser l’un des principaux opposants locaux à la création des écoles à charte2, le United Teachers of New Orleans union (Huff, 2013 :313). Le mouvement des écoles à charte avait désormais le champ libre. Quelques années plus tard, en 2013,

78% des 42 000 élèves des écoles publiques de la Nouvelle Orléans fréquentent des écoles à charte, le plus haut pourcentage au pays […] L’expansion du processus de conversion en écoles à charte a engendré un système d’écoles publiques qui n’est plus un système et qui n’est plus véritablement public dans le sens où la vaste majorité des élèves des écoles publiques de la Nouvelle-Orléans fréquentent des écoles dirigées par des instances constituées de personnes non-élues hautement influencées par un petit nombre d’organisations à but non lucratif et de philanthropes associés à la philanthropie d’affaires3 (Huff, 2013 :313).

Comme ces quatre cas nous le démontrent, le développement des écoles à charte s’insère dans des dynamiques politiques, dans l’arène du jeu politique et de celle des politiques publiques. Tenter de comprendre comment la philanthropie élitaire est parvenue à exercer autant d’influence sur le système d’éducation implique de prêter attention à la place qu’occupent désormais les activités de plaidoyer au sein de la philanthropie, surtout en éducation. En effet, le soutien à des activités de plaidoyer témoigne d’une volonté d’influence croissante des fondations, mais aussi, d’une certaine politisation de celles-ci. Une analyse des données de 2000, 2005 et 2010 en ce qui concerne les dons philanthropiques en éducation a d’ailleurs permis à Sarah Reckhow et Jeffrey W. Snyder d’en venir à la conclusion suivante :

La philanthropie est généralement vue comme une activité charitable et les philanthropes ont traditionnellement approché le plaidoyer politique de manière hésitante ou s’en sont abstenu. Or, les grandes fondations actives en éducation sont désormais de plus en plus politiquement engagées. Leur action soutient les groupes impliqués dans du plaidoyer politique et ceux qui pourvoient des fonds faisant la promotion de la compétition avec les institutions du secteur public et permettant d’utiliser des fonds convergents pour faire avancer certaines priorités. Une philanthropie coordonnée, centrée sur les politiques publiques et orientée vers le plaidoyer constitue une importante voie d’accès à l’influence politique pour les fondations4 (Reckhow et Snyder, 2014 : 193).

Janelle Scott, qui étudie depuis plusieurs années les politiques publiques en matière d’éducation, considère que la philanthropie des élites en éducation fonctionne de facto comme une « coalition de plaidoyer » (Scott, 2009 :107) dans l’arène politique et comme un « réseau de planification des politiques » dans celle des politiques publiques (Scott, 2015 :131). Par le plaidoyer, elle parvient à mettre à l’agenda le thème du School choice et des écoles à charte tout en exerçant des pressions sur les décideurs via différents groupes de citoyens et de parents qu’elle finance (Mitchelle et Lizotte, 2014). Par la constitution d’un réseau de planification des politiques, elle parvient à organiser et à coordonner les efforts de réforme scolaire en développant une gouvernance en éducation « publique-privée » de même qu’un savoir-expert sur l’enseignement appelés à prendre le contrôle des écoles en difficulté, notamment dans les quartiers pauvres où habitent une forte concentration de gens de couleur. Toutefois, cette capacité d’influence sur le système d’éducation et ses acteurs ne semble pas être suffisante pour atteindre les objectifs de réformes poursuivis par les philanthropes ou pour avoir un impact significatif sur la réussite scolaire. À la fin des années 2010, Bill Gates et sa fondation réalisent que leur stratégie initiale n’amène pas suffisamment de progrès et se tournent vers la promotion de standards nationaux avec le projet Common Core. En 2016, la Fondation Gates doit admettre que l’adoption de standards nationaux par les États est plus difficile que prévue et qu’elle a sous-estimé le niveau de ressources et de soutiens nécessaires pour une telle entreprise (Layton, 2014; Strauss, 2016). Un autre grand philanthrope dans le sillon de Bill Gates, Mark Zuckerberg, concepteur du réseau social Facebook, doit lui aussi revoir ses plans après que son projet de réforme des écoles de Newark (New Jersey), adossé à un don de 100 millions de dollars, ait provoqué la mobilisation d’une partie de la communauté et contribué à l’élection d’un maire opposé aux écoles à chartes (Russakoff, 2014).

L’engouement des philanthropes et des fondations pour l’éducation, et plus spécifiquement pour la réforme scolaire, est l’un des traits marquants de la philanthropie contemporaine. Les développements de la philanthropie en éducation soulèvent d’ailleurs un certain nombre d’enjeux et ouvrent d’intéressantes pistes de recherche. Janelle Scott nous en propose quatre : 1-l’étude des relations et des interactions entre les acteurs locaux (enseignants, parents, directions d’école, etc.) et les acteurs de la philanthropie; 2-l’étude de l’impact du soutien philanthropique sur les politiques en éducation, particulièrement celle reliées aux communautés urbaines; 3-l’étude de l’influence spécifique de la philanthropie élitaire sur la philanthropie dans son ensemble; 4-l’étude de la diffusion et du partage des idées entre les organisations œuvrant en éducation et interagissant avec des acteurs philanthropiques (Scott, 2009 : 131). Outre ces enjeux théoriques, le poids et le rôle de la philanthropie en éducation soulève aussi plusieurs enjeux en termes de démocratie et de justice sociale. Dans sa forme actuelle, les investissements sociaux de la philanthropie élitaire semblent accélérer la privatisation des écoles, contribuer à l’évincement des syndicats d’enseignants, accentuer la mainmise du secteur privé lucratif et des acteurs de la philanthropie sur la formation des maîtres et la gestion des écoles, consolider le pouvoir des élites dans le domaine des politiques publiques et participer à une forme de ségrégation raciale (Renzulli et Roscigno, 2007) dans la mesure où elles sont fréquentées par une écrasante majorité d’élèves noirs ou hispaniques. En fait, ces tendances pourraient tout aussi bien représenter elles aussi d’intéressantes et pertinentes pistes de recherche.

Bibliographie
  • GUILHOT, Nicolas, 2006, Financiers, philanthropes: sociologie de Wall Street, Paris, Raisons d’agir. HUFF, Alice, 2013, « Reforming the city : Neoliberal school reform and democratic
  • contestation in New Orleans », The Canadian Geographer, no.57(3), p.311-317.
  • LAYTON, Lindsey, 2014, « How Bill Gates pulled off the swift Common Core revolution », The Washington Post, 7 juin, https://www.washingtonpost.com, page consultée le 17 septembre 2017.
  • RECKHOW, Sarah, SNYDER, Jeffrey, 2014, « The expanding role of philanthropy in education politics », Educational Researcher, vol.43, no.4, p.186-195.
  • RENZULLI, Linda, ROSCIGNO, Vincent, 2007, « Charter Schools and the Public Good », Contexts, vol.6, no.1, p.31-36.
  • RUSSAKOFF, Dale, 2014, « Schooled », The New Yorker, 19 mai, https://www.newyorker.com, page consultée le 17 septembre 2017.
  • SCOTT, Janelle, 2009, « The Politics of Venture Philanthropy in Charter School Policy and Advocacy », Educational Policy, vol.23, no.1, p.106-136.
  • SCOTT, Janelle, 2015, « Foudations and the Development of the U.S. Charter School Policy- Planning Network : Implications for Democratic Schooling and Civil Rights » National Society for the Study of Education, vol 114, no.2, p.131-147.
  • STRAUSS, Valerie, 2016, « Gates Foundation chief admits Common Core mistakes », The Washington Post, 2 juin, https://www.washingtonpost.com, page consultée le 17 septembre 2017.