L’éditorial « Les maintes impasses de la philanthropie et le bien-être animal « , introduit l’édition spéciale du mois de janvier 2022: Philanthropie et la cause animale.
En tant que chercheur.e.s et praticien.ne.s du secteur philanthropique canadien, il est difficile d’imaginer une époque antérieure à la pandémie de COVID-19. Cependant, au cours des six mois qui ont précédé mars 2020, les organismes philanthropiques – grands, petits, formels ou informels – se sont concentrés sur une crise très différente, celle des feux de forêt qui faisaient rage en Australie. Même si les incendies ont certainement entraîné des souffrances humaines et la destruction de maisons et de biens, une grande partie de cette attention – ainsi que la mobilisation des individus et des organisations – s’est concentrée sur l’impact dévastateur de ces incendies sur la nature, notamment la mort de plus de 3 milliards d’animaux.
En réponse à un tel événement, les principales fondations caritatives, comme le Fonds mondial pour la nature Canada (WWF-Canada), ont collecté des fonds pour les distribuer à des groupes fournissant des soins d’urgence aux animaux sauvages blessés, ainsi qu’à des groupes engagés dans l’élaboration de plans de rétablissement après l’incendie. De même, de petits groupes ad hoc, comme le groupe Facebook Canadian Animal Rescue Craft, ont organisé des campagnes de tricotage de couvertures enveloppantes pour chauve-souris, de mitaines pour koalas, de pochettes pour des bébés kangourous et de couvertures, et ont transporté ces articles vers les programmes de réhabilitation des animaux en Australie; sans parler des efforts considérables déployés par les particuliers – certains plus « créatifs » que d’autres – pour mobiliser des sommes considérables au service de cette cause. Cet effort collectif a mis l’accent sur la diversité et la créativité du secteur philanthropique, ainsi que sa capacité d’action sur les questions relatives au bien-être des animaux.
Quelques mois plus tard, la province de l’Ontario a adopté le Projet de loi 156, Loi sur la protection contre l’entrée sans autorisation et sur la protection de la salubrité des aliments. Selon le projet de loi, tout journaliste ou activiste pris en flagrant délit d’intrusion dans une ferme, un abattoir ou autour d’un véhicule de transport de bétail pour faire la lumière sur la cruauté envers les animaux est passible d’une amende pouvant atteindre 25 000 $. Cette décision a renforcé les restrictions sur le secteur philanthropique, ce qui a parallèlement impacté les organisations caritatives qui s’engagent dans la lutte contre l’élevage industriel, la maltraitance des animaux et la crise climatique, sans parler des environnements de travail précaires et dangereux des travailleuses et travailleurs vulnérables, principalement racialisés, qui travaillent dans ces lieux de travail. Ces restrictions étaient particulièrement flagrantes durant les vagues de la pandémie quand les fermes industrielles, qu’il s’agisse d’usines de conditionnement de la viande ou de fermes d’élevage d’animaux à fourrure, sont devenues des foyers d’éclosion du virus, entraînant des cas positifs de COVID-19 chez les travailleuses et travailleurs et l’euthanasie massive d’animaux. Pourtant, pour une raison quelconque ou un ensemble de raisons, que ce soit idéologique, juridique ou pour la réputation, le secteur philanthropique a eu très peu à dire à ce sujet.
Je commence cette édition spéciale avec ces deux exemples pour mettre en évidence, sans ambiguïté, les contradictions extrêmes qui existent à la base de l’engagement philanthropique en ce qui a trait au bien-être animal. Il va sans dire que des voix critiques s’interrogent depuis longtemps sur la nature contradictoire de la philanthropie, comme en se demandant d’où proviennent les actifs des fondations et comment ces processus d’accumulation contribuent aux injustices sociales, économiques et environnementales que les subventions philanthropiques cherchent à combattre (Gilmore, 2009; Saifer, 2021; Villaneuva, 2018); sans oublier que la conciliation de ces contradictions est au centre d’un grand nombre de discours, de débats et de pratiques en cours au sein du secteur.
Cependant, j’aimerais suggérer que la question du bien-être animal puisse mettre ces contradictions à l’avant-plan pour nous forcer à réfléchir à nos comportements et à y faire face – que ce soit sur le plan individuel, organisationnel et sociétal – d’une manière qui est à la fois déstabilisante et génératrice de travail sur d’autres questions d’équité et de justice. Même s’il est facile de donner de l’argent à un organisme qui lutte pour la justice environnementale et de dire ensuite que « l’on fait tout ce qui est raisonnablement en notre pouvoir pour soutenir cette cause », il est cependant plus difficile de faire une déclaration similaire concernant le bien-être des animaux si l’on fait un don à la SPCA tout en allant manger un hamburger dans un McDonald’s.
Cette édition spéciale est le premier effort du PhiLab pour aborder les nombreux liens complexes entre la philanthropie et le bien-être animal. L’étendue et la portée de ces contributions reflètent le fait que la relation entre les humains et les animaux non humains touche tous les aspects de notre vie. Par exemple, les animaux nous tiennent compagnie et, très souvent, peuvent jouer le rôle d’un membre de notre famille. Ils sont aussi utilisés dans des essais de recherche, aussi bien pour des médicaments pouvant sauver des vies que pour des shampooings, des revitalisants et des savons de luxe. Ils occupent une place fondamentale sur notre façon de percevoir notre alimentation en qui a trait à notre santé, à la santé générale de notre corps, de notre planète, de nos cultures, de nos communautés, ainsi que la santé de notre soi éthique et moral.
En d’autres termes, notre identité sociale, morale et physique se construit à travers notre relation aux animaux non humains. Malgré cela, les discussions sur les liens entre la philanthropie et le bien-être animal restent peu explorées. Et bien que le mérite de soutenir les causes liées au bien-être animal devrait, à mon avis, se suffire à lui-même pour des raisons morales, cette absence de discussions est d’autant plus frappante parce que les questions de bien-être animal sont profondément enchevêtrées avec les questions de justice sociale, économique et environnementale auxquelles sont confrontées tant de fondations philanthropiques contemporaines.
Par exemple, les fondations philanthropiques axées sur les questions environnementales peuvent se pencher sur l’impact dévastateur des fermes industrielles et de l’élevage industriel sur le changement climatique. L’industrie mondiale de la viande industrielle produit 32 % des émissions mondiales de méthane et 16,5 % des émissions totales de gaz à effet de serre; des taux qui dépassent ceux de tous les modes de transport à base de combustibles fossiles comme les voitures et les avions. Les fermes industrielles constituent également une menace majeure pour notre approvisionnement en eau, tant sur le plan quantitatif (p. ex. l’eau utilisée pour la culture des aliments pour le bétail) que qualitatif (p. ex. la création d’énormes quantités de déchets d’origine animal qui ne sont pas correctement traités avant de pénétrer dans les cours d’eau).
Parallèlement, les philanthropes soucieux de la santé de nos communautés peuvent jeter leur dévolu sur la viande et les produits laitiers bon marché qui conduisent à des maladies chroniques. Qu’il s’agisse des viandes transformées et des viandes rouges (que l’Organisation mondiale de la santé classe désormais comme cancérigènes) ou des bactéries résistantes aux antibiotiques (ou superbactéries) qui prolifèrent parmi les animaux confinés dans les fermes industrielles, l’impératif capitaliste de produire autant de produits alimentaires d’origine animale pour le moins cher possible entraîne un impact significatif sur la santé humaine.
En outre, il a été démontré que le travail dans les abattoirs a de graves répercussions sur la santé mentale des travailleuses et travailleurs, notamment le syndrome de stress post-traumatique (SSPT) et le stress traumatique induit par la perpétration (STIP), et qu’il est lié à une augmentation des taux de criminalité, y compris des cas de violence domestique, d’alcoolisme et de toxicomanie.
Étant donné que le Canada connaît une ségrégation raciale et économique, tant sur le plan géographique qu’au sein de la division du travail, ces questions se superposent aux inégalités existantes. Les fermes industrielles sont généralement situées là où le coût de la terre et de la main-d’œuvre est le moins élevé. Par conséquent, les communautés pauvres, racialisées et autochtones sont exposées de manière disproportionnée à la pollution et aux déchets d’origine animale produits par les fermes industrielle. Il s’agit d’un phénomène appelé racisme environnemental qui peut avoir de graves répercussions sur la santé physique et mentale des résidents de ces communautés. Enfin, des études montrent que les personnes issues de communautés à faible revenu et ayant un faible niveau d’éducation consomment des quantités plus importantes de viandes rouges et transformées bon marché dans leur alimentation, ce qui est lié à des risques élevés de divers cancers, ainsi que d’obésité, de diabète et de maladies cardiaques.
À l’inverse, les donateurs désireux d’améliorer la santé mentale – en particulier dans le contexte de la pandémie de COVID-19 – devraient se concentrer sur les nombreux aspects associés aux sauvetages d’animaux, aux refuges pour animaux et aux programmes éducatifs sur le bien-être animal au Canada. Des études montrent que la présence d’animaux de compagnie peut aider à remédier à l’anxiété et à la dépression, tant par les liens qui se créent que par leur capacité à nous pousser à être plus actifs physiquement.
Cela étant dit, je tiens à réaffirmer clairement que le soutien philanthropique aux droits et au bien-être des animaux peut et doit être justifié par ses propres mérites éthiques et politiques. Le soutien à la cause animale, par le biais de l’accueil des animaux, de l’élimination des produits d’origine animale de son alimentation, des dons à son refuge local pour animaux et du boycott des produits testés sur des animaux, devrait être motivé par une compréhension des dimensions morales et éthiques des relations entre les humains et les animaux non humains, ainsi que par une compréhension sur la manière dont les impératifs capitalistes et les modes de production ont transformé ces relations, remplaçant tout semblant d’éthique du respect, de l’intendance et de la tradition par une éthique de l’utilisation, de l’abus et du profit.
Présentation de l’édition spéciale
Avant la création de cette édition spéciale, l’équipe du PhiLab Québec a eu de nombreuses conversations sur les limites conceptuelles que nous allions placer autour de ce vaste sujet qui est la philanthropie et le bien-être animal. Allions-nous parler des animaux domestiques ou des animaux sauvages? De l’agriculture animale et de l’élevage industriel? Au Canada ou à l’étranger? De la relation entre les changements climatiques et les animaux ou du capitalisme et des animaux? De la recherche scientifique et des animaux? Parlerions-nous du traitement des animaux dans un cadre qui les considère comme intrinsèquement « inférieurs » aux humains ou dans un cadre qui considère que les animaux méritent des droits, protégés par la loi, en les conceptualisant comme des êtres à part entière et pas seulement pour l’usage (et l’abus) des humains? Devrions-nous limiter nos conversations aux fondations philanthropiques qui travaillent sur ces questions ou nous concentrer sur les réseaux de collecte de fonds de base qui soutiennent des organisations allant de la société de protection des animaux locale aux groupes radicaux de défense des animaux qui enfreignent les lois afin de rendre justice aux animaux non humains?
Nous avons finalement décidé de réaliser une édition spéciale qui explore autant de ces domaines que possible. Les contributions portent sur des sujets allant des sauvetages d’animaux et des sanctuaires aux entreprises de cosmétiques végétaliens et aux groupes radicaux de défense des droits par action directe. Les contributions se présentent sous une multitude de formes, notamment des études de cas, des entretiens, des balados, des analyses documentaires et des articles plus traditionnels. Les contributions s’appuient sur divers cadres et visions du monde, afin de saisir une variété de perspectives autour de cette pensée large mais encore peu explorée.
Nous sommes très enthousiastes à propos de cette édition spéciale et du type de conversations stimulantes qu’elle inspirera.
Bonne lecture!
Cet article fait partie de l’édition spéciale de Janvier 2022 : Philanthropie et la cause animale. Vous pouvez trouver plus d’informations ici
Références
Gilmore, R. W. (2009). In the shadow of the shadow state. In The Revolution Will Not be Funded (pp. 41-52). Duke University Press.
Saifer, A. (2021). Philanthropic nation branding, ideology, and accumulation: Insights from the Canadian context. Journal of Business Ethics, 173(3), 559-576.
Villanueva, E. (2021). Decolonizing wealth: Indigenous wisdom to heal divides and restore balance. Berrett-Koehler Publishers.