Éditorial : La philanthropie à l’étranger

Par Adam Saifer , Directeur du PhiLab Québec
07 novembre 2022

Philanthropie à l'étranger

Depuis la création du Réseau canadien de recherche partenariale sur la philanthropie en 2014, les chercheurs du PhiLab ont exploré une myriade de sujets et de questions autour du secteur philanthropique canadien. Naturellement, la plupart de ces recherches – qu’elles soient théoriques ou empiriques, exploratoires ou basées sur des cas, à l’échelle du pays ou de la collectivité – se sont fermement situées à l’intérieur des frontières juridiques et symboliques de l’État-nation canadien. Le fait qu’un réseau canadien de recherche partenariale sur la philanthropie accorde la priorité à l’étude des phénomènes dans le contexte canadien ne devrait pas surprendre. Comme le font remarquer Anheier et Leat (2006), la forme que prend la philanthropie est le produit du contexte dans lequel elle s’inscrit. En d’autres termes, la philanthropie canadienne qui octroie des subventions est façonnée par son contexte politique et institutionnel (p. ex. l’environnement réglementaire et la relation avec l’État); son contexte sociomatériel (p. ex. les problèmes et les inégalités particulières qu’elle aborde et renforce) et son contexte culturel (p. ex. les histoires, les discours et les cultures nationales autour du don).

Et pourtant, notre monde est global, défini par le flux trans-planétaire de capitaux, de personnes, de médias et d’idées (Appadurai, 2015). Par conséquent, les défis sociaux, économiques et écologiques auxquels nous sommes confrontés sont fondamentalement mondiaux par nature, même si les injustices les plus flagrantes sont séparées dans l’espace. De même, l’action et l’organisation philanthropiques ont un impact sur ces forces et « flux » transnationaux, et en subissent l’impact.

Par exemple, au cours de l’année dernière, la philanthropie canadienne s’est mobilisée en réponse à la guerre en Ukraine. De grandes fondations philanthropiques ont transféré d’importantes sommes d’argent à des organisations humanitaires, tandis que des particuliers ont fait de petits dons en argent, ainsi que de biens essentiels, et ont donné de leur temps pour aider à résoudre la crise des réfugiés qui a suivi. Et lorsque les feux de forêt australiens ont fait rage en 2020, le secteur philanthropique canadien s’est mis à l’œuvre en faisant des dons à grande échelle et en organisant des groupes communautaires ad hoc qui ont tricoté des pochettes et des couvertures pour les animaux sauvages dont l’habitat avait été détruit par les incendies.

Cependant, au-delà de ces exemples d’aide d’urgence, la philanthropie joue depuis des décennies un rôle de bailleur de fonds majeur pour le développement international, tandis que les fondations philanthropiques privées, notamment les fondations américaines, ont servi d’acteurs clés dans une série d’initiatives de développement (Moran & Stone, 2016). Par exemple, la Fondation Rockefeller a joué un rôle déterminant dans la création de l’Organisation mondiale de la santé (Youde, 2013) et, aux côtés de la Fondation Ford, a été fortement impliquée dans la « Révolution verte » des années 1960 et 1970, qui a augmenté la production agricole dans le Sud global grâce au transfert de nouvelles technologies (Herdt, 2012). Plus récemment, des méga-fondations comme la Fondation Bill et Melinda Gates ont favorisé l’adoption de nouveaux mécanismes de fourniture d’aide et de développement de produits dans le domaine de la santé et du développement mondial (McGoey, 2015).

Cet enchevêtrement de la philanthropie et du développement international n’est pas passé inaperçu aux yeux des chercheurs critiques qui ont fait valoir que la philanthropie des fondations occidentales cherche à définir les programmes de développement international, à influencer la politique mondiale et l’opinion publique, et à légitimer les systèmes et structures politico-économiques qui leur ont permis d’amasser tant de richesses parallèlement à une extrême pauvreté mondiale (par exemple, Kapoor, 2012 ; Kumar & Brooks, 2021 ; Morvaridi, 2012). Pour ces auteurs, un impact majeur des dons philanthropiques est la production et la reproduction de l’hégémonie occidentale dans le Sud global.

Néanmoins, notre analyse des dimensions extra-nationales de la philanthropie occidentale, et de la philanthropie canadienne en particulier, ne doit pas se limiter à quelques méga-fondations ayant le pouvoir et la richesse de refaire le monde selon leurs intérêts.

Par exemple, ces dernières années, nous avons constaté un intérêt académique croissant pour le phénomène de la « philanthropie diasporique », dans lequel les collectivités diasporiques facilitent le retour des ressources philanthropiques dans leur pays d’origine (p. ex. Babis, Zychlinski et Kagan, 2021; Low, 2017). La philanthropie diasporique est mondiale à plusieurs égards. Elle implique le flux mondial des ressources (c’est-à-dire les dons). Elle est motivée par le flux mondial de personnes (c’est-à-dire la migration), et elle s’inscrit dans les relations mondiales de pouvoir (c’est-à-dire les forces sociales, économiques, politiques et environnementales qui déplacent ou encouragent la migration).

Les chercheurs ont également commencé à étudier comment, et si, les collectivités diasporiques s’engagent dans des formes culturellement uniques d’organisation philanthropique (p. ex. Mehta, 2016; Ramachandran, 2016; Smith et al., 2021), qui s’appuient sur des traditions, des pratiques et des normes spécifiques développées dans leur pays d’origine. De cette façon, la philanthropie diasporique peut également « être mondiale » dans le sens où elle reflète le flux mondial de la culture et des traditions.

Il existe de nombreux autres exemples de la nature fondamentalement mondiale de la philanthropie, allant des pratiques litigieuses au niveau micro comme le volontourisme (p. ex. McGloin & Georgeou, 2016) aux chaînes d’approvisionnement mondiales au niveau macro qui génèrent les actifs du secteur philanthropique (p. ex. Saifer, 2021). Ainsi, en plus de se concentrer sur le travail que les fondations canadiennes accomplissent dans le monde entier, cet objectif global-local – et les contributions de cette édition spéciale – soulève des questions supplémentaires : Comment les collectivités philanthropiques au Canada sont-elles façonnées par notre monde interconnecté ? Au contraire, que pouvons-nous apprendre sur la philanthropie canadienne en explorant les pratiques philanthropiques à travers le monde ? Et enfin, qu’est-ce qu’une lentille mondiale-locale pourrait nous apprendre sur les problèmes sociaux, économiques et environnementaux que nous abordons dans le cadre de notre travail de chercheurs et de praticiens du secteur philanthropique?


Cet article fait partie de l’édition spéciale de novembre 2022. Vous pouvez trouver plus d’informations ici

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Bibliographie

Ouvrages cités

Anheier, H. K., & Leat, D. (2006). Creative philanthropy: Toward a new philanthropy for the twenty-first century. Routledge.

Appadurai, A. (2015). □ Disjuncture and Difference in the Global Cultural Economy. In Colonial discourse and post-colonial theory (pp. 324-339). Routledge.Moran & Stone, 2016

Babis, D., Zychlinski, E., & Kagan, M. (2021). Comparing transnational and communal diaspora philanthropies among temporary migrant workers: The case of the Filipino community in Israel. VOLUNTAS: International Journal of Voluntary and Nonprofit Organizations32(2), 372-382.

Herdt, R. W. (2012). People, institutions, and technology: a personal view of the role of foundations in international agricultural research and development 1960–2010. Food Policy37(2), 179-190.

Kapoor, I. (2012). Celebrity humanitarianism: The ideology of global charity. Routledge.

Kumar, A., & Brooks, S. (2021). Bridges, platforms and satellites: Theorizing the power of global philanthropy in international development. Economy and Society50(2), 322-345.

Low, C. C. (2017). Malaysian diaspora philanthropy: Transnational activism, mobilization and resistance. Diaspora Studies10(2), 152-174.

McGloin, C., & Georgeou, N. (2016). ‘Looks good on your CV’: The sociology of voluntourism recruitment in higher education. Journal of sociology52(2), 403-417.

McGoey, L. (2015). No such thing as a free gift: The Gates Foundation and the price of philanthropy. Verso Books.

Mehta, K. (2016). The power and politics of immigrant philanthropy: Charitable giving and the making of the new Canadian establishment (Doctoral dissertation, University of Toronto (Canada)).

Morvaridi, B. (2012). Capitalist philanthropy and hegemonic partnerships. Third World Quarterly33(7), 1191-1210.

Ramachandran, S. (2016). Benevolent funds: Philanthropic practices of the south African diaspora in Ontario, Canada. In Diasporas, development and governance (pp. 65-82). Springer, Cham.

Saifer, A. (2021). Philanthropic nation branding, ideology, and accumulation: Insights from the Canadian context. Journal of Business Ethics173(3), 559-576.

Smith, B., Shue, S., Vest, J. L., & Villarreal, J. (2021). Philanthropy in Communities of Color. In The Nature of the Nonprofit Sector (pp. 393-403). Routledge.

Youde, J. (2013). The Rockefeller and Gates Foundations in global health governance. Global Society27(2), 139-158.