Éditorial: Philanthropie et Innovation Sociale

Par Jonathan Durand Folco , Professeur adjoint à l’École d’innovation sociale Élisabeth-Bruyère de l’Université Saint-Paul
28 septembre 2020

Cet éditorial introduit notre édition spéciale sur la Philanthropie et l’innovation sociale. Consultez le dossier au complet ici.

Philanthropie et Innovation Sociale

 

Jonathan Durand Folco est professeur adjoint à l’École d’innovation sociale Élisabeth-Bruyère de l’Université Saint-Paul. Auteur du livre À nous la ville! Traité de municipalisme (Écosociété, 2017), ses intérêts de recherche portent sur la démocratie participative, la politique municipale, les communs, la transition écologique et le champ de l’innovation sociale.

 

On l’oublie souvent, mais l’innovation sociale a une histoire. Depuis une décennie, cette notion s’est imposée comme un terme incontournable dans les milieux de la philanthropie, le « tiers secteur » et les politiques publiques. Rappelons que l’innovation sociale est apparue dans les années 1980 dans le champ de l’entrepreneurial social (inventé par Bill Drayton et sa fondation Ashoka), et de la recherche universitaire avec la création du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES). 

L’arrivée du néolibéralisme dans différents pays permis de légitimer le rôle de l’entreprise pour résoudre des problèmes sociaux… qui étaient souvent engendrés par ces mêmes politiques néolibérales. Parallèlement, la dérèglementation du secteur financier et le recul de l’État social favorisèrent l’accumulation de grandes fortunes dans le monde des médias, la finance et l’informatique. Des hommes d’affaires comme Ted Turner, Bill Gates, Warren Buffet et Pierre Omidyar réinvestirent une partie de leur fortune en créant des fondations à la fin des années 1990celles-ci faisant la promotion de l’entrepreneuriat social, les pratiques de capital risque, la microfinance et l’investissement d’impact pour lutter contre la pauvreté. 

Comme le soulignent Matthew Bishop et Michael Green dans leur livre Philanthrocapitalism. How the rich can save the world and why we should let them (2008), il s’agissait pour eux d’utiliser les outils du venture capitalism pour dynamiser le secteur philanthropique. C’est dans ce contexte que l’innovation sociale est apparue comme un élément clé de la philanthropie dans les années 2000. 

Alors que l’économie sociale s’institutionnalisait rapidement au Québec, le champ de l’innovation sociale dans le Canada anglais a progressivement pris forme via la création d’organismes comme le MaRS Discovery District (2000) et le Centre for Social Innovation (2004) à Toronto, et le programme Social innovation Generation à l’Université de Waterloo (2007). La Tides Canada Foundation, devenue MakeWay, et la Fondation McConnell jouèrent le rôle de piliers dans le développement de ces organisations et la structuration de l’écosystème. Les fondations étaient à la fois des institutions de financement, mais aussi les instigatrices d’organismes de formation, de recherche et de soutien aux entrepreneurs sociaux.  

Si le champ de l’innovation sociale a vu le jour grâce à l’intervention active des fondations, la philanthropie a aussi bénéficié de la grande popularité de l’innovation sociale pour asseoir sa légitimité auprès de ses partenaires, que ce soit l’État, le tiers secteur ou le milieu des affaires. 

Le discours de l’innovation sociale présente plusieurs avantages pour ces bailleurs de fonds. Tout d’abord, le mot « innovation » a une forte connotation positive à notre époque marquée par l’« économie créative », les exploits technologiques et la société du savoir. L’innovation a aussi l’avantage de pouvoir être « fabriquée » par des méthodes de design thinking, des « incubateurs » et des « accélérateurs » spécialement conçus pour propulser la nouveauté. La logique des « startups » de la Silicon Valley se transpose ainsi aisément dans le monde de l’entrepreneuriat social, avec les valeurs de créativité, de risque, d’expérimentation, de « mission sociale » et le souci d’avoir un impact positif sur le monde. Pour couronner le tout, la dimension « sociale » de ces projets permet de diversifier le portefeuille des investisseurs, qui peuvent dès lors se donner belle image grâce à l’investissement d’impact, et ses outils de « mesure d’impact » créés pour aligner les pratiques des organisations sociales aux exigences de la finance sociale. 

On voit dès lors que cette façon d’aborder l’innovation sociale contribue moins à changer le monde qu’à reproduire le statu quo. La production du « nouveau », si elle prend parfois le discours des valeurs progressistes, l’inclusion et la réconciliation, ou encore le jargon des innovations « disruptives » et du « changement systémique », ne sert peut-être au fond qu’à nous réconcilier avec l’ordre dominant. 

Il faut toutefois nuancer le portrait, car le milieu philanthropique est moins homogène qu’il n’y parait. Les fondations ne sont pas toutes soumises à la logique du « philanthrocapitalisme ». Certaines d’entre elles, comme Resource Movement, pour le Canadaont un agenda explicitement anticapitaliste! De grandes organisations philanthropiques établiescomme la Fondation McConnell et la Fondation Lucie et André Chagnon, ont modifié tranquillement leurs pratiques, répondant à certaines critiques de la société civile, lesquelles qui remettaient en question certaines contraintes qui nuisent aux organisations à vocation sociale. 

Si le champ de l’innovation sociale est aujourd’hui inséparable du secteur philanthropique, ces deux mondes s’influencent mutuellement et de façon dynamique. De nouvelles voix dans les milieux de la recherche et de l’enseignement et des groupes militants commencent à articuler l’innovation sociale aux exigences pour plus de justice sociale, environnementale et pratiques décolonisatrices. Certaines critiques soulignent que la « nouveauté » est trop souvent financée au détriment des organisations existantes et de la consolidation des innovations sociales passées. 

Dans ce contexte, la coévolution du champ de l’innovation sociale, de la philanthropie, des milieux universitaires et de l’économie sociale reste une question ouverte. Au-delà des mesures quantifiables, quelles sont les principes éthiques et politiques pour juger de la pertinence et de l’utilité des projets d’innovation sociale? Pour que les fondations soutiennent le changement social au lieu de renforcer le statu quo, comment penser collectivement et évaluer de façon critique leurmodalités de gestion de leurs dotations et de financement de causes sociales et environnementales? Au final, la question demeure : innover ouimais pour faire quoi et pour qui?