Entretien avec Pierre Lavoie : un entrepreneur social en mouvement

Par David Grant-Poitras , Candidat à la maîtrise
01 juin 2017

If ideas are to take root and spread, therefore, they need champions – obsessive people who have the skill, motivation, energy, and bullheadedness to do whatever is necessary to move them forward: to persuade, inspire, seduce, cajole, enlighten, touch hearts, alleviate fears, shift perceptions, articulate meanings and artfully maneuver them through systems.[1]

David Bornstein[2]

Pierre Lavoie est un entrepreneur social qui mène une croisade pour établir une approche préventive en matière de santé. Il compte y parvenir en inculquant de saines habitudes de vie à la population, notamment en attirant l’attention sur l’importance de l’activité physique. Pour réaliser cet ambitieux projet de société, Pierre Lavoie a cofondé avec Germain Thibault une fondation et mis sur pied un OBNL. La Fondation du Grand Défi Pierre Lavoie poursuit deux missions : soutenir la recherche sur les maladies héréditaires orphelines et financer des projets promouvant l’adoption de saines habitudes de vie chez les jeunes. Quant à l’OBNL, Go le Grand défisa fonction est d’organiser des évènements et des programmes afin de faire bouger les Québécois.e.s. Les deux organismes travaillent en complémentarité. « La fondation a une mission bien précise, explique Pierre Lavoie, et puis l’OBNL a aussi sa mission bien précise : l’une allait nourrir l’autre ».

Parti de zéro en 2008, les événements du Grand Défi Pierre Lavoie sont désormais l’une des plus grandes manifestations de la philanthropie sportive au Québec. Les innovations sociales qu’il met en œuvre gagnent continument du terrain dans les institutions et la société en générale. Go le Grand Défi organise cinq évènements clés tout au long de l’année, dont les fameux cubes énergie du mois de mai auxquels participent maintenant 75 % des enfants du primaire au Québec. Aussi se déroulera prochainement la neuvième édition du 1000 km, un imposant marathon cycliste de soixante heures du Saguenay à Montréal.

Lors de la dernière conférence internationale du PhiLab en avril dernier, Sylvain Lefèvre mentionnait qu’il existe un cimetière d’innovations sociales au Québec. De toute évidence, celles développées par l’équipe de Pierre Lavoie n’entrent pas dans cette catégorie. Partant de ce constat, l’entretien que nous avons réalisé avec Pierre Lavoie visait à mettre en lumière les facteurs qui expliquent les avancées remarquables accomplies par cette initiative. Je présente dans cet article trois des facteurs mentionnés qui me sont apparus déterminants.

Une culture entrepreneuriale

D’entrée de jeu, Pierre Lavoie a attribué un rôle décisif à la culture entrepreneuriale dont il se réclame. Pour lui, une culture entrepreneuriale « ça signifie que tu te retrousses les manches, tu travailles sans compter tes heures et que tu es axé sur les résultats ». Le mot d’ordre est donc travail et efficacité. Il ne fait aucun compromis sur le fait qu’on ne peut faire progresser une mission sociale sans un engagement passionnel : « Comment on fait pour réussir ? Eh bien, tu travailles. Les gens pensent que la réussite se passe de 8 à 4. […] Ce n’est pas comme ça, il s’agit d’un investissement humain ».

L’esprit entrepreneurial façonne plusieurs traits de l’organisation. D’abord, la prise de risque est perçue comme un moteur de progrès. Comme en affaires, la faculté de prendre des risques est au cœur de leur plan de croissance : « On sort du cadre. Par exemple, on fait courir les jeunes le long de la route, on fait courir du monde la nuit. Au début on était tout croche, mais on s’est ajusté. C’est comme ça, si t’as peur de tout, tu ne feras jamais rien. […] Un moment donné, il faut que tu oses, que t’essayes d’avancer ». Pour leur audace et leur insouciance face au danger, les jeunes occupent une place d’exception parmi les employés de Go le Grand Défi : « ils ont une vision différente, ils ont de la «drive», et surtout eux ils se projettent dans les cinquante prochaines années ».

L’esprit entrepreneurial se manifeste aussi par une optimisation des dépenses administratives : « Nous, on a 9 % de frais de gestion, administration et levée de fonds inclus. Quand tu me donnes 100 dollars, il y a 91 % de l’argent qui va dans la mission et 9 % en frais administratifs. On est l’une des plus basses au Québec; la moyenne c’est 27 %. C’est ça que ça donne une culture entrepreneuriale : des frais d’administration très bas et une efficacité très haute ».

Enfin, l’indépendance vis-à-vis de l’État est perçue comme un moyen d’assurer la pérennité de l’initiative. « Si tu te pars un organisme avec l’idée que l’État va t’aider, t’es foutu ! Pars de ce principe-là : n’essaye pas de dépendre de l’État parce que l’État suit le courant, le courant qui change, l’économie qui change […] ». Pierre Lavoie suggère plutôt de regrouper autour de soi de solides partenaires qu’on a fidélisés à sa cause. Dans son cas, 90 % des coûts d’opération des évènements sont financés par le privé.

Maitrise fonctionnelle et normative du message

Pour Pierre Lavoie, bien communiquer sa vision des choses à la population est la clef de voute pour amorcer des changements novateurs. En surface, le message qu’il professe est d’une grande simplicité : bougez plus et mangez mieux (si on résume grossièrement). Cependant, nous constatons que la structure sous-jacente du message lui confère toute sa force de frappe auprès de la population. Pour comprendre cette structure, on peut se référer à Dominique Wolton pour qui la communication est composée de deux dimensions interdépendantes (1997, p. 32). Elle a un côté fonctionnel, c’est-à-dire l’aspect instrumental du message et la façon dont celui-ci est présenté. Ensuite il y a une dimension normative qui représente le contenu moral du message. Nous soutenons que si le message de Pierre Lavoie a une telle résonnance dans la société québécoise, c’est parce que ces deux dimensions de la communication sont finement articulées.

En ce qui a trait à la présentation du message, on ne peut passer à côté du fait que Pierre Lavoie est un orateur doué. Donnant en exemple sa lutte contre les maladies héréditaires au Saguenay, il explique tout le travail de communication qu’il a entrepris pour convaincre d’agir en amont de la procréation, en identifiant les gènes responsables et en rendant accessible le dépistage : « J’ai fait le tour de ma région 75 fois, je suis allé communiquer dans les soirées, dans des événements de golf, j’ai pris mon vélo, vendu des bracelets bleus, fait des publicités à la télévision, expliqué les maladies héréditaires de notre région et fait de la vulgarisation scientifique ». Avec le combat sur les saines habitudes de vie, Pierre Lavoie fait office de leader charismatique. Par son discours, il bouscule un ordre établi et tente de briser une vieille tradition au Québec, celle de dépendre entièrement de l’État pour gérer la santé des citoyens. Il est ainsi devenu un personnage symbolisant un changement paradigmatique en matière de santé ; ce qui confère un potentiel subversif à son message qui ne peut laisser indifférent.

Bien entendu, le travail de communication ne repose pas que sur les épaules de Pierre Lavoie. Son organisation joue un rôle central sur la promotion de leurs activités : « notre modèle est très visuel avec de beaux vidéos : on loue des hélicoptères, on prend des caméras cinéflex pour faire des super vidéos, ça coute de l’argent, mais ça ramène de l’argent ». En vogue dans le secteur philanthropique, cette approche communicationnelle qui s’inspire des stratégies publicitaires est un phénomène qu’Éric Pineault appelle la « marketisation du don » (1997, p. 81). Dans une optique de sollicitation de masse, l’objectif est de bien « vendre » la cause et d’inciter un maximum de donateurs et donatrices à participer aux évènements sportifs. De plus, par l’envergure et la visibilité médiatique qu’offrent les rassemblements sportifs du Grand Défi, les entreprises y voient une opportunité intéressante : « Pour avoir des commanditaires, explique Pierre Lavoie, il faut que tu crées quelque chose. On ne leur dit pas de nous donner de l’argent pour qu’on essaye de faire quelque chose avec. Non ! Nous on est déjà là et le commanditaire y voit son exposure […], on leur offre un exposure par nos évènements ».

Pour ce qui est du deuxième versant de la communication, soit la dimension normative du message, elle tient sa force de persuasion du fait que le changement sociétal est présenté comme agréable. L’activité physique se fait dans le plaisir et les évènements sportifs se déroulent dans une ambiance d’effervescence collective. C’est d’ailleurs ce qui permet de rassembler une aussi grande quantité de bénévoles et de participant.e.s selon Pierre Lavoie : « Parce qu’on a rejoint le monde par nos programmes, le côté hyper festif – on court de nuit par exemple – ça leur parle. Et le message n’est pas plate, il est positif, c’est le fun! On fait le changement dans le fun. C’est ça qu’on veut, il n’y a rien de pire que le côté négatif ». Si le message mis de l’avant est contraignant avec l’idée de responsabilité individuelle et collective par rapport aux comportements de santé, ce contenu normatif est prescrit dans un enrobage ludique. Est à l’œuvre un axiome de la morale très bien saisi par Émile Durkheim : la désirabilité d’une obligation est gage de sa transmission (2010, p. 64). On se trouve ainsi dans une situation paradoxale où les contraintes proposées dans les modes de vie sont efficientes du fait même qu’elles n’apparaissent pas comme des contraintes.

Pression systémique par le mouvement collectif

La transformation des systèmes est à la mode chez les acteurs philanthropiques désireux d’agir sur les causes profondes des problèmes sociaux. Pierre Lavoie considère lui aussi qu’une innovation sociale réussie doit mener à un impact systémique. Toutefois, il a une vision bien particulière sur la façon qu’il entend changer les systèmes de santé et d’éducation au Québec.

Son point de départ surprend : « le problème ce n’est pas le système, ce sont les Québécois ». La phase de départ de son plan d’action est d’implanter une culture différente, la transformation des systèmes suivra : « Il faut que tu travailles sur les comportements. Il faut une prise de conscience qui amène la prise en charge. On appelle ça le PC sur le PC. La prise de conscience amène toujours une prise en charge ». Le principe est de changer le système de santé de l’intérieur, en agissant sur les mentalités des usagers du système qui feront pression pour obtenir des changements. Par exemple, les médecins de famille se sont joints au mouvement et peuvent désormais prescrire des cubes énergie (sous la forme de marches en groupe) à leurs patients si ceux-ci le désirent. Pierre Lavoie espère que les patient.e.s deviendront de plus en plus nombreux à choisir la marche de préférence à la médication, ce qui causera une pression grandissante sur les pharmacies pour qu’elles élargissent leur offre en matière de prévention.

Par conséquent, l’établissement d’une culture préventive en santé prend la forme d’un mouvement collectif. Son objectif est d’atteindre ce qu’il appelle le point de bascule. Le principe est le suivant : « Le jour où tu atteins 25 % de la masse critique de la population qui a adhéré au changement, il y a un point de bascule. Ça se met à tourner et tout le monde se met à le faire. Ça ne s’impose pas avant qu’on ait atteint le 25 %. La masse est assez forte, le message est assez fort que les autres écoutent et ça se met à tourner ». Le 25 % de la population est donc le chiffre magique à atteindre pour que le mouvement aboutisse à une norme sociale, un stade où la majorité considère normal de faire quotidiennement de l’activité physique pour entretenir son corps. Il est donc fondamental que ceux et celles qui adhèrent au mouvement ne le fassent pas seulement à titre personnel. Pour croitre jusqu’au point de bascule, Pierre Lavoie encourage ceux et celles déjà engagé.e.s à parrainer les gens autour de soi : « Arrête de le faire juste pour toi, embarque quelqu’un avec toi. On ne changera jamais le monde si on reste une gang d’athlètes qui bougent entre nous autres. […] Ce qui m’intéresse moi, ce n’est pas les athlètes déjà dans la rue, c’est mon voisin d’en face qui ne bouge pas. […] Le modèle ce n’est pas l’athlète, le modèle c’est la personne qui a changé, puis l’autre qui veut changer ». Par exemple, dans le défi du 1000Km, chaque équipe participante doit recruter parmi ses rangs un « sédentaire », c’est-à-dire une personne peu initiée à l’activité physique.

En somme, en incarnant un mouvement collectif orienté vers une norme, les innovations sociales qu’amène Pierre Lavoie rompent complètement avec le rapport philanthropique traditionnel qui met en relation donateurs et bénéficiaires. L’acte philanthropique ne cible pas un groupe sociologiquement identifiable de personnes requérant un même besoin. Ici, le bénéficiaire c’est la société tout entière et les innovations sociales n’ont pas de frontières. De cette façon, à mesure que grandit le mouvement, augmente avec lui la pression qui se fait sentir sur les systèmes qui seront forcés de s’adapter : « une fois que le mouvement est assez fort, t’arrives aux prochaines étapes qui sont les municipalités, les gouvernements et les entreprises. Ce sont les trois derniers joueurs en haut de la pyramide. […] Plus on va avancer, plus la pression va monter vers le haut, puis les décideurs vont commencer à réfléchir et mettre des mesures ».

En guise de conclusion, nous attirons l’attention sur le fait que l’entrepreneur social peut apparaitre comme une personne pouvant modeler à sa guise la société. La grille de lecture de « l’entrepreneuriat social » favorise d’ailleurs cette mise en récit, sur un modèle entrepreneurial classique, en mettant l’accent sur l’action de l’individu, sa vision et sa capacité à surmonter des défis. Cependant, il faut souligner que plusieurs conditions doivent être rassemblées pour accroitre ses chances de succès : l’entrepreneur social agit toujours au sein d’un contexte culturel, institutionnel et organisationnel relativement contraignant. On ne peut donc attribuer la réussite de telles innovations sociales à leurs seules qualités intrinsèques, mais il faut aussi prendre en considération l’environnement favorable ou défavorable au sein duquel elles se déploient.

Dans le cas de Pierre Lavoie, il n’est pas intervenu comme acteur social sur un terrain vierge. La promotion des saines habitudes de vie, à travers des activités collectives mais visant une prise en main individuelle de chacun sur sa propre santé, est développée par de nombreux acteurs dans la plupart des pays occidentaux. Récemment, on peut penser à la campagne Let’s Move, lancée par Michelle Obama à titre de première dame des États-Unis, ou au Québec aux campagnes de Québec en forme. L’anthropologue Raymond Massé (1999) explique que les initiatives issues du courant de la santé publique bénéficient d’une bonne acceptabilité sociale du fait qu’elles concordent avec l’individualisme et la rationalité néolibérale qui prédominent de nos jours. La campagne de santé publique que mène Pierre Lavoie au niveau de l’activité physique trouve bien sa place dans une période et une configuration favorisant le contenu normatif proposé.

Bibliographie
  • David Bornstein (2007). How to change the world. Social entrepreneurs and the power of new ideas, New York, Oxford University Press, 358 pages.
  • Émile Durkheim (2010). Sociologie et philosophie, Paris, Les éditions Quadrige, 141 pages.
  • Raymond Massé (1999). « La santé publique comme nouvelle moralité », dans Pierre Fortin (dir.). La réforme de la santé au Québec, Montréal, Les Éditions Fides, Cahier de recherche éthique, n° 22, p. 155-174.
  • Éric Pineault (1997). « Le retour de la charité. La solidarité saisie par la main invisible », Cahiers de recherche sociologique, n° 29, 1997, p. 79-102.
  • Dominique Wolton (1997). Penser la communication, Paris, Les éditions Flammarion, 401 pages.
Pour aller plus loin
  • Fusco, C. (2012). « Governing Play: Moral Geographies, Healthification, and Neoliberal Urban Imaginaries », dans D. L. Andrews & L. M. Silk (Éd.), Sport and Neoliberalism. Politics, Consumption, and Culture, Philadelphia, Pennsylvania: Temple University Press, p. 143‑159.
  • King, S. (2004). « Pink Ribbons Inc: breast cancer activism and the politics of philanthropy », International Journal of Qualitative Studies in Education17(4), p. 473‑492.
  • King, S. (2012). « Civic Fitness. The Body Politics of Commodity Activism », dans R. Mukherjee (Éd.), Commodity Activism. Cultural Resistance in Neoliberal Times, New York & London: New York University Press, p. 199‑218.
Notes de bas de page
  • [1] Si les idées sont pour prendre racine et se répandre, elles ont besoin de champions – des personnes obsédées qui possèdent les compétences, la motivation, l’énergie et l’obstination pour faire tout ce qui est nécessaire pour les faire avancer : persuader, inspirer, séduire, cajoler, éclairer, toucher les cœurs, atténuer les peurs, changer les perceptions, articuler du sens et les faire manœuvrer ingénieusement à travers les systèmes. (ma traduction)
  • [2] David Bornstein, How to Change the World. Social Entrepreneurs and the Power of New Ideas, New York, Oxford University Press, 2007, p.94.