Entrevue avec Neca Setubal, présidente du Grupo de Institutos, Fundações e Empresas

21 septembre 2020

Neca Setubal

 

Neca Setubal est la présidente du « Grupo de Institutos, Fundações e Empresas (GIFE)1, une institution philanthropique brésilienne. C’est une organisation à but non lucratif, considérée comme une référence dans le pays en matière d’investissement social privé. Le GIFE opère en soutenant et finançant des initiatives propres et de tiers avec la participation d’institutions et d’entreprises partenaires. Le GIFE se distingue par le développement d’actions visant à apporter des réponses aux demandes et aux besoins de la société civile brésilienne concernant les causes sociales, culturelles et environnementales.

 

Entrevue par Lidia Eugenia Cavalcante Lima

Lidia Cavalcante (LC) : Neca, raconte-nous un peu sur le rôle du GIFE dans la philanthropie brésilienne.

Neca Setubal (NC) : Le GIFE est une organisation qui rassemble des instituts, des fondations et des entreprises privées brésiliennes, lesquelles investissent dans des projets philanthropiques. GIFE compte actuellement 160 partenaires. Ils sont d’origine diverse telles que des instituts, des fondations d’entreprise, familiales ou communautaires. Ces organisations investissent dans des projets sociaux, culturels et environnementaux portés par des organismes de la société civile.

Au cours des derniers mois, le GIFE a réorienté ses actions pour affronter la COVID-19 dans le pays. Un programme appelé « EMERGÊNCIA Covid-19 – Coordenação de Ações da Filantropia e do Investimento Social em Resposta à Crise »[1]  a été créé, face à la pandémie, pour soutenir la capacité d’action et les relations entre organismes philanthropiques, pour faciliter l’investissement social dans des entreprises privées et de la société civile. Les axes promus sont : la santé, la protection sociale et économique, l’éducation, le soutien aux organisations de la société civile, l’appui à la gestion publique municipale, le soutien aux entreprises à impact social et la création d’emplois et de revenus, la sécurité et le soutien à la culture et au bien-être.

L’un des objectifs de cette action collaborative est de donner de la visibilité à toutes les initiatives menées pendant la pandémie et de faciliter le dialogue avec des organisations de la société civile, y compris en situation de fin de la première vague de la pandémie. En documentant ces collaborations, cela permet de faire le point sur les connaissances générées et sur les initiatives qui ont donné les résultats les plus structurants.

Pendant la première vague de lutte contre la COVID-19, le GIFE a organisé une série de conférences et des débats en ligne. Les échanges portaient sur les problèmes rencontrés et sur des thèmes liés à l’investissement social privé. L’accent était placé sur l’évaluation et sur les questions liées à la transparence organisationnelle. Ces thèmes sont transversaux et portent sur la conception des initiatives et des projets menés par des fondations et les instituts. Ces activités de réflexion se prolongeront jusqu’en 2021 jusqu’à la tenue du congrès du GIFE.

LC : Comment voyez-vous le rôle stratégique du GIFE dans le cadre de l’innovation sociale au Brésil en matière de philanthropie?

NC : Le GIFE a un rôle beaucoup plus stratégique et moins d’actions sur le terrain. En ce moment, avec la pandémie, nous intervenons principalement sur les dons dédiés à la lutte contre la COVID-19. Comme indiqué dans le ‘Moniteur des dons pour faire face à la pandémie’[2], plus de 6 milliards de réaux[3] ont été collectés depuis le début de la pandémie.

Pour le Brésil, c’est une somme très importante. Selon le dernier recensement du Moniteur, donc avant la pandémie, le GIFE recueillait environ 1.3 milliard de réaux[4]. En moins d’une année, c’est presque quatre fois plus d’argent qu’en temps normaux. De plus, le Moniteur nous fournit des informations sur les dons, c’est-à-dire sur les ressources qui sont données par les entreprises, les particuliers et les familles.

Compiler les dons les entreprises représent une donnée importante car de nombreuses entreprises n’avaient pas l’habitude de faire du don philanthropique. La pandémie les a amenées à se responsabiliser pour lutter contre la COVID-19. Ceci représente une forme reconnaissance du rôle de la philanthropie pour répondre à des besoins sociaux. Il est à espérer que ces comportements se pérenniseront.

Les données recueillies annuellement par le Moniteur indiquent que les dons recueillis visent principalement le développement social et l’éducation. Le développement social vise principalement à résoudre des enjeux sociaux, comme la sécurité alimentaire (la faim). L’éducation est une cause soutenue qui s’est aussi démarquée du fait que 80 % des fondations partenaires du GIFE opèrent dans le domaine de l’éducation.

Le GIFE a une tradition de dons dans le domaine de l’éducation et dès le début de la pandémie, des donateurs liés au GIFE se sont regroupés et ont créé une plateforme où tout le matériel à rendre accessible aux enseignants et enseignantes a été déposé. De plus, les donateurs ont facilité plusieurs collaborations en lien avec l’arrêt des activités d’enseignement en présentiel dans les écoles. Les mises en relations ont été essentiellement établies avec des gestionnaires municipaux.

Une autre direction importante des dons permet de soutenir des organisations de la société civile, des organisations de base, des entrepreneurs sociaux et des micro-entrepreneurs. Enfin, soulignons également l’axe santé. Évidemment, en temps de pandémie, le support était principalement orienté vers l’achat de matériel et d’équipements médicaux et sanitaires. Des dons visaient aussi le soutien à la santé mentale.

En jouant un rôle stratégique, le GIFE cherche à faire dialoguer des représentants de la société civile, des universités et des entreprises. Cette expérience de mise en relation a été rapidement utile et mobilisée en réponse à l’urgence sanitaire.

LC : Considérez-vous qu’il y a un rôle d’innovation sociale reconnue dans les actions développées par le GIFE?

NC : Oui, le rôle stratégique et innovant du GIFE consiste à mobiliser des investissements sociaux privés pour la mise en œuvre d’actions philanthropiques. L’une des démarches innovantes est la philanthropie collaborative. Par cette approche, il est possible de mobiliser beaucoup plus de ressources, de suivre les initiatives, de dégager et de partager des apprentissages. Par la collaboration, l’impact des actions philanthropiques est accru.

La mise en pratique de la philanthropie collaborative s’applique bien entre des fondations, des instituts intermédiaires et des organismes de base. Ces dernières connaissent bien les besoins des personnes les plus vulnérables dans les communautés. Elles peuvent ainsi les relayer à des organisations qui les comprennent moins. Ce faisant, les collaborations facilitent la mobilisation de ressources en appui aux populations les plus fragiles. Il est important de souligner que cette mise en relation collaborative se fait simultanément entre les organisations horizontales, les organisations de base et les agences des politiques publiques.

En réponse à la pandémie, nous observons une réduction de la bureaucratie. Pour les fondations, il leur a fallu agir avec agilité et flexibilité. Je considère que cela a généré des apprentissages, c’est-à-dire qu’il est important que les fondations maintiennent à l’avenir une telle flexibilité et agilité. Ces nouveaux comportements permettent d’être plus efficace, comme le démontre le travail réalisé en situation pandémique, engendrant un plus grand impact au niveau du développement social et une prise en compte mieux soutenue des besoins sociaux.

Je tiens à mentionner que la réduction de la bureaucratie en réponse à l’urgence pandémique a conduit à une réflexion critique sur l’évaluation des ‘pratiques en réponse à la pandémie’. Le fait d’agir vite nous a amené à nous poser de nouvelles questions. Quels sont les problèmes les plus importants ? Comment impliquer les organisations bénéficiaires ? Comment m’adapter pour être une organisation flexible et agile? Il est incontournable de procéder à un retour réflexif sur les actions qui ont été réalisées. Plusieurs des démarches entreprises ont permis d’innover socialement. Je suis d’avis qu’un certain nombre de ces innovations devraient perdurer dans l’avenir.

LC : Quels sont les principaux défis identifiés par le GIFE?

NC : De toute évidence, les défis sont nombreux. Premièrement, il nous faut voir au prolongement des alliances qui se sont formalisées via l’entremise des divers programmes et des actions menées avec les différents partenaires. À titre indicatif, quand un partenaire dirige un projet, toutes les autres organisations s’impliquent fortement dans cette collaboration. Il ne s’agit donc par de collaborations pour bien paraître et faire acte de présence.

Un autre défi de la philanthropie brésilienne tient à l’élargissement des causes à soutenir. Je pense particulièrement à des causes contemporaines comme les droits des femmes, les questions raciales, le changement climatique, le développement durable et la démocratie.

À ce propos, le GIFE a lancé une série de publications pour donner de la visibilité à ces nouvelles causes et pour partager les connaissances sur ces questions. Cette action stratégique vise à amener la philanthropie à se pencher sur les problèmes actuels, lesquels sont souvent transversaux. Avant, les initiatives se préoccupaient de problèmes plus classiques de la société, comme l’éducation ou la la santé.

La gouvernance philanthropique au GIFE a traditionnellement une orientation très entrepreneuriale, issue de fondations d’entreprises. Ces entreprises, à la recherche d’une plus grande efficacité et efficience, ont fini par créer leurs propres programmes sociaux avec leurs propres équipes. Dans ce contexte, un enjeu pour le GIFE passe par la reconnaissance de l’importance de soutenir des organisations de la société civile.

Heureusement, depuis quelques années, les entreprises ont appris qu’elles doivent non seulement avoir leurs propres équipes, infrastructures et projets philanthropiques, mais aussi qu’elles doivent être responsables auprès d’autres organisations, notamment celles de la société civile.

Cette reconnaissance est essentielle pour favoriser le développement d’une société civile diversifiée et plus forte. Ceci renforcera la portée géographique et thématique de projets sociaux à l’ensemble du pays et rendra plus légitime la défense du bien commun.

LC : Quel est l’avenir des institutions philanthropiques au Brésil?

NC : Dans le contexte brésilien, la société civile et la philanthropie ont un rôle fondamental à jouer, surtout au moment où la société civile est ignorée par une part considérable des gestionnaires publics du gouvernement en place. Non seulement le législateur ignore les besoins de la société brésilienne, mais aussi ces gestionnaires disqualifient leurs actions de soutien et les interventions sociales.

L’absence de cohérence dans les politiques publiques constitue un champ d’action et une opportunité pour des organisations de la société civile afin de combler les besoins dans tous les domaines non pris en charge par l’État.  Pendant la pandémie, la société civile a joué un rôle fondamental dans la coordination des interventions sociales. Elle a exercé une influence positive sur le développement de politiques publiques.

Cela nous montre que la pression exercée par la société est essentielle, tout comme le sont les actions portées par une philanthropie ‘articulée et collaborative’. Je considère que tous les efforts déployés pour modifier les conditions sociales et s’attaquer aux inégalités sociales au Brésil exige une bonne articulation entre les actions, de bonnes collaborations. En ce sens, nous soulignons la forte mobilisation qui a lieu au sein des communautés locales et l’importance exercé par les leaders communautaires afin de renforcer les luttes pour des politiques publiques sociales inclusives.

Je suis très optimiste et je crois que toutes ces actions peuvent constituer un changement important pour l’avenir du pays. Évidemment, ce sont des changements lents, mais si nous prenons conscience que nous sommes un pays très inégalitaire et que nous ne pouvons plus cautionner un racisme structurel, nous serons capables de faire face aux inégalités et respecterons la diversité sociale et culturelle.

Certes, il importe de continuer à mener des actions progressistes. Fait important à souligner, les jeunes générations démontrent une énergie débordante pour lutter en faveur de la justice sociale et environnementale au Brésil.

Notes de bas de page

[1] URGENCE COVID-19 – Coordination des actions de philanthropie et d’investissement social en réponse à la crise. Voir la plateforme en ligne : https://emergenciacovid19.gife.org.br/.

[2] Une plateforme que montre la quantité des dons mobilisée pour la lutte contre la COVID-19 au Brésil. Voir https://www.monitordasdoacoes.org.br/pt.

[3] Le réal est la monnaie brésilienne.

[4] Pour plus de détails voir « Censo GIFE 2018 » disponible en https://sinapse.gife.org.br/download/censo-gife-2018.