Book Review: Reich, Rob. (2018). Just Giving: Why Philanthropy is Failing Democracy and How it Can Do Better. Princeton, NJ: Princeton University Press.
Dans Just Giving, Rob Reich, professeur de sciences politiques à l’université de Stanford, s’est attaché à développer une théorie politique de la philanthropie. L’ouvrage de Reich propose un examen détaillé de la moralité publique du don : l’adéquation entre la pratique institutionnalisée de la philanthropie et les théories contemporaines de la justice. Le livre est vigoureux dans sa critique des règles actuelles qui institutionnalisent la philanthropie, ce que Reich considère comme ayant une distribution ploutocratique. Mais finalement, Reich considère que les fondations philanthropiques ont un rôle à jouer dans la justice intergénérationnelle. Cet article de blog examine le livre « Just Giving » et fait des parallèles de son implication pour la philanthropie canadienne. J’identifie six leçons pour les praticiens de la philanthropie qui sont attachés à la justice dans leur travail.
« Just Giving? » L’argument central du livre
Face à la montée des inégalités mondiales, de plus en plus de recherches examinent la philanthropie et ses relations avec la démocratie (Barkan, 2013; Reich, 2014; Saunders-Hastings, 2018; Sievers, 2010). Ces chercheurs s’inquiètent du fait que la méga-philanthropie – à travers sa forme institutionnelle typique : la fondation privée – exacerbe les préjugés ploutocratiques existant dans la société, aux dépens peut-être de l’égalité démocratique. La déduction fiscale pour œuvres de bienfaisance a été particulièrement critiquée en tant que subvention gouvernementale amplifiant les voix ploutocratiques au détriment du, de la citoyen-ne ordinaire (par exemple, Pevnick 2013).
Rob Reich propose un tour de table de ces critiques dans Just Giving. Son livre explique efficacement comment la philanthropie, bien que pratique universelle, est un artefact de l’État et a été institutionnalisée de différentes manières au cours de l’histoire. D’un point de vue historique, la fondation privée subventionnée mais non redevable est particulière et nécessite une justification.
Reich rejette quatre justifications des déductions fiscales pour les œuvres de bienfaisance, qu’il considère comme biaisées par la ploutocratie. Le raisonnement de Reich repose en grande partie sur la relation tendue entre philanthropie et inégalité. (Un résumé des recherches sur la philanthropie et les inégalités est disponible ici.)
Il aborde ensuite les raisons possibles qui justifient de subventionner des fondations philanthropiques dans une société démocratique. Reich soutient que les fondations manquent de responsabilité et de transparence. Les seules formes de responsabilité auxquelles les fondations sont soumises sont minimes et procédurales, consistant en une règle de paiement minimum et une divulgation publique annuelle.
Cela étant, est-il réellement justifié de subventionner des fondations privées dans une société démocratique ? Reich explore deux explications corrélées : le pluralisme et la découverte. En ce qui concerne le pluralisme, il conclut que les fondations ne sont ni nécessaires ni suffisantes pour atteindre cet objectif, notamment parce que la réalisation du pluralisme par la philanthropie est susceptible de tomber dans le ploutocratique. Reich admet que les fondations ont des avantages structurels qui en font de bons candidats en tant que « capital-risque » de la société, car elles manquent de responsabilité externe et fonctionnent sur une longue période. Cependant, les fondations sous-performent à la découverte et ont tendance à être peu enclines à prendre des risques, en particulier les petites fondations, qui cèdent de petites sommes d’argent et manquent de personnel professionnel.
Reich présente les fondations privées comme des moyens de soutenir la justice intergénérationnelle. Son argument s’appuie sur le principe de la juste épargne de John Rawls: l’argument selon lequel nous avons l’obligation pour les générations futures d’économiser suffisamment de capital matériel et social afin de maintenir des institutions justes au fil du temps. Reich se concentre sur le capital social, que les spécialistes des sciences sociales ont associé à la robustesse des associations. Compte tenu de cela, Reich soutient que le capital social qui se reproduit de manière intergénérationnelle « nécessite la reproduction d’une société civile dynamique et participative au fil du temps » (2018: 180-1[1]), ce qui nécessite une certaine infrastructure sociale. Compter exclusivement sur des fonds publics pour l’infrastructure sociale nécessaire au soutien de la société civile n’est pas idéal, car cela peut compromettre le pluralisme et l’indépendance de la société civile.
C’est là que Reich voit un rôle pour les fondations privées soutenues par des incitations publiques. Après tout, les fondations sont conçues pour exister de génération en génération. Cependant, les règles régissant les fondations privées devraient être modifiées pour renforcer leur rôle de fournisseurs de justice intergénérationnelle.
Tout d’abord, Reich affirme que les donateurs ne devraient pas s’attendre à ce que les fondations recherchent des fonds pour préserver leur propre héritage – les fonds devraient être transférés sans aucune condition. Les fondations devraient plutôt être tenues de distribuer des ressources aux organisations de la société civile « dans le but de reproduire l’infrastructure d’une société civile capable de maintenir des institutions justes » (Reich 2018: 183). Il s’agit d’une exigence extrêmement vague et malheureusement, Reich ne précise pas comment cela fonctionnerait dans la pratique. Enfin, les transferts intergénérationnels ne devraient être encouragés que jusqu’au niveau requis pour préserver le capital social des générations futures, et peut-être pour économiser pour des circonstances exceptionnelles, telles qu’une frappe de météorites, qui « ramènerait la société à un état de fardeau[2]» (Reich, 2018). : 185). Au-delà de ce seuil – qui reste à décider – les transferts ne devraient pas être encouragés par des incitations publiques.
Apprentissages pour la philanthropie canadienne
Les fondations philanthropiques ne sont pas particulièrement redistributives, et ne fonctionnent pas dans la pratique comme capital de risque de la société. Elles ne sont pas non plus l’institution idéale pour promouvoir le pluralisme. Cependant, Reich suggère que les fondations peuvent être justifiées en tant que fournisseurs de justice intergénérationnelle. Si les fondations philanthropiques canadiennes prenaient ces idées au sérieux, qu’est-ce que cela signifierait concrètement ?
Just Giving est conçu comme une œuvre de philosophie politique. En tant que tel, il ne donne pas une vision particulièrement claire de la manière dont ces idées devraient être traduites dans la pratique. Cependant, nous pouvons extrapoler certaines leçons du raisonnement de Reich. Cette section identifie six points à retenir de Just Giving,destinés aux praticiens de la philanthropie.
- Il est non seulement souhaitable, mais également recommandé, que les fondations modifient leurs priorités au fil du temps.
Les fondations, peut-être même plus que d’autres organisations à but non lucratif, se préoccupent souvent plus de continuité et de résistance aux dépens de la mission. Just Givingsuggère que les fondations devraient faire exactement le contraire. Plutôt que de s’attacher à préserver l’héritage du fondateur, les fondations devraient adapter leurs priorités pour répondre aux besoins des générations actuelles et futures.
- Les fondations doivent « penser long terme ».
Les fondations sont de bons candidats pour la promotion de la justice intergénérationnelle, car leur indépendance permet de surmonter le « présentisme » et les préjugés à court terme des institutions gouvernementales et commerciales. Cela implique que les fondations doivent orienter leurs activités vers des horizons à long terme, en offrant des subventions pluriannuelles et un soutien fort à la recherche. Reich encourage les fondations à « penser long terme » (2018: 193) lors de l’élaboration de programmes et de stratégies.
- En tant que pourvoyeurs de justice intergénérationnelle, les fondations doivent concentrer leurs efforts sur le renforcement de la société civile et soutenir la recherche sur les risques existentiels pour la société.
Just Giving propose au moins deux rôles aux fondations en tant que fournisseurs de justice intergénérationnelle : soutenir l’infrastructure sociale de la société civile et investir dans les risques existentiels.
La société civile contribue à une démocratie florissante (Warren 2000; Walzer 1992; Cohen et Rogers 1994; Cohen et Arato 1992; Putnam 1993, 2000). Selon Reich, les fondations peuvent contribuer à la justice intergénérationnelle en veillant à ce que l’infrastructure sociale nécessaire à une société civile solide soit disponible en permanence. Le terme d’ « infrastructure sociale » n’est pas défini dans le livre, mais on pourrait généraliser les rôles possibles pour les fondations ci -après:
- Subventions à long terme aux organismes à but non lucratif et à leurs organisations membres ;
- Financement de centres communautaires et autres espaces publics dans lesquels des associations informelles peuvent se rassembler, tels que des bibliothèques ou des carrefours communautaires ;
- Soutien aux initiatives visant à relever les défis structurels du secteur à but non lucratif, telles que l’accès au financement ou à la mise en commun de systèmes administratifs et informatiques pour les petites organisations caritatives.
Ce rôle implique peut-être un engagement encore plus grand que celui reconnu par Just Giving. Dans son argumentation, Reich suppose que nous vivons dans une société qui a mis en place des institutions en grande partie justes – ce qui implique une exigence moindre en matière d’épargne pour les transferts intergénérationnels. Mais cette hypothèse semble discutable dans une société qui compte encore environ 235 000 personnes sans domicile chaque année (Gaetz et al. 2016); où les Noirs sont 20 fois plus susceptibles de se faire tuer par la police (CBC News 11 décembre 2018); et où les Canadiens autochtones ont un accès inégal à l’éducation, à la justice et aux richesses. La liste est encore longue, on pourrait continuer. Considérer le Canada – et même les autres sociétés – comme une société profondément injuste impliquerait un rôle encore plus important des fondations philanthropiques dans le renforcement du secteur, en particulier concernant les associations au service de populations marginalisées.
En second lieu, Reich soutient que le principe de l’épargne équitable implique que les sociétés réservent des ressources de manière imprévue dans l’éventualité où un événement improbable mais catastrophique toucherait les générations futures, compromettant ainsi leur capacité à conserver les institutions d’une société juste. Pour cette raison, il fait valoir que les fondations peuvent faire progresser la justice intergénérationnelle en investissant dans des risques existentiels. Reich pense en particulier que les fondations devraient soutenir la recherche sur les risques existentiels, d’autres aspects de la société risquant de sous-investir dans ces domaines.
En termes pratiques, on pense aux catastrophes naturelles. Par exemple, des fondations pourraient financer des recherches pour préparer le « Big One » sur la côte ouest ou pour le moins, mettre de côté des fonds de secours en cas de catastrophe future. Bien entendu, le changement climatique est un autre domaine dans lequel les fondations peuvent soutenir (et elles le font) la justice intergénérationnelle en investissant dans des risques existentiels.
- Toutefois, les fondations doivent être conscientes du fait que toutes les organisations de la société civile ne renforcent pas le capital social ou ne le font de la même manière.
Un des éléments dont Reich manque dans son argumentation – mais qui est crucial pour les fondations qui cherchent à appliquer Just Givingà leurs organisations – est le fait que toutes les associations ne contribuent pas au capital social. En effet, Chambers et Kopstein (2001) ont démontré de manière convaincante que certaines organisations de la société civile érodaient le capital social en faisant, par exemple, la promotion de la haine et la violence. Il est difficile de voir comment le gouvernement agirait pour que ses incitations publiques visent les associations de renforcement du capital social sans porter atteinte à l’indépendance du secteur. Mais c’est certainement un élément que les fondations peuvent garder à l’esprit lors de la prise de décision.
Reich soulève une autre question connexe, à savoir si l’organisation à but non lucratif professionnalisée est le meilleur type d’organisation pour faire progresser le capital social. Les associations informelles peuvent en réalité être plus aptes à développer le capital social. Si tel est le cas, cela remet en question l’obligation que les fondations ont à distribuer à des « donataires reconnus ».
- Les fonds conseillés par les donateurs (DAF) devraient être évalués de manière critique par les décideurs et les fondations philanthropiques.
Reich soutient que nos règles en matière de philanthropie devraient changer pour que les fondations soient réellement des pourvoyeuses de l’inégalité intergénérationnelle. L’un des changements qu’il propose consiste à éliminer les « chaînes » qui restreignent les fonds à l’intention des donateurs. L’argument avancé dans Just Givingest que les gouvernements éliminent les subventions pour les DAF, qui augmentent de 20% par an au Canada (Sjogren et Bezaire, 28 mars 2018). Si l’on accepte les arguments de Reich selon lesquels les DAF donnent à la philanthropie un rôle ploutocratique, les organisations telles que les fondations communautaires qui les utilisent peuvent souhaiter envisager des stratégies qui assureraient l’équité de leurs activités.
- Nous devrions célébrer les fondations publiques !
Les arguments de Reich tout au long de Just Givingindiquent simplement qu’il vaut mieux avoir une philanthropie soutenue par une participation massive. Il soutient également la philanthropie qui implique la gouvernance de la communauté. C’est un domaine dans lequel les fondations publiques, les fondations communautaires et les organisations Centraide font bien.
Reich sous-estime également, à mon avis, la capacité des fondations financées par le gouvernement à soutenir un secteur de la société civile indépendant et pluraliste. Certes, la promotion de la société civile par le biais d’une fondation gouvernementale comporterait des risques. Cependant, je ne vois aucune raison que les fondations gouvernementales ne puissent pas faire partie de la solution. Il est vrai que le personnel à but non lucratif que j’ai interviewé n’a pas exprimé de point de vue selon lequel le financement de la Fondation Trillium de l’Ontario serait assujetti à des exigences plus restrictives que celles des bailleurs de fonds philanthropiques typiques.
Néanmoins, l’inégalité liée aux richesses peut avoir des effets significatifs pour les bailleurs de fonds philanthropiques de toutes sortes, puisque donner a tendance à refléter les schémas d’inégalités existantes. C’est pour cette raison que des initiatives telles que Centraide du Grand Toronto et la zone de travail « Quartiers forts »de la région de York sont si importantes.
Traduction: Diane Alalouf-Hall, candidate au doctorat
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