Entrevue avec Jacques Bordeleau, directeur général de la fondation Béati

Par Katia Scherer , Étudiante à la maîtrise, UQAM
04 décembre 2020

Entrevue Jacques BordeleauJacques Bordeleau est directeur général de la fondation Béati, une fondation subventionnaire québécoise active depuis 1990. Engagée pour la justice et le changement social, la fondation Béati investit de façon socialement responsable dans des projets portés par l’innovation, et cherchant à répondre aux enjeux sociaux qui traversent la société québécoise. Au poste de direction depuis 2001, Jacques Bordeleau imprègne la fondation de son leadership rassembleur et engagé et contribue à renforcer les causes soutenues par une approche philanthropique axées sur la solidarité et la collaboration.

Entrevue par Katia Scherer

Katia Scherer (KS) : Dans votre prise de position collective du 8 septembre 2020, vous et d’autres leaders de fondations philanthropiques québécoises, démontrez votre engagement commun pour l’environnement et invitez le premier ministre François Legault à miser avec vous sur une relance verte et solidaire. En quelques mots, pouvez-vous nous expliquer dans quel contexte a émergé cette prise de position collective ?

Jacques Bordeleau (JB) : Cette initiative a été celle au départ la Fondation Trottier. Ils ont assumé un leadership important afin de réunir plusieurs fondations derrière cette prise de parole publique. La Fondation Trottier et la Fondation Béati sont préoccupées, l’une comme l’autre, par les changements climatiques et la transition écologique et nous avons en commun l’idée d’une parole partagée qui est, selon nous, porteuse d’une plus grande mouvance au sein d’un écosystème. Cette prise de position collective était donc une occasion de prendre la parole publiquement pour interpeller le gouvernement du Québec à prendre la mesure des grands défis sanitaires, sociaux et environnementaux et pour faire le choix d’une relance verte à la fois solidaire et prospère. La Fondation Béati avait elle-même initié une démarche comme celle-ci par le passé, plutôt autour de la question des inégalités sociales. Avec la crise et les enjeux actuels, l’initiative de la Fondation Trottier venait rejoindre nos préoccupations et notre participation à cette sortie publique permettait d’amplifier la portée du message.

KS : Quels sont les engagements pris par la Fondation Béati dans les domaines de l’environnement et de la lutte contre les changements climatiques ?

JB : Depuis 2002, la Fondation Béati a pris la décision de prendre en compte les enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance dans la gestion de ses actifs financiers. Cette décision a donné lieu à l’adoption en 2007 d’une politique d’investissement socialement responsable qui nous permet de tenir compte du bilan social et environnemental des entreprises dans lesquels nous investissons. Notre engagement envers un développement durable s’exprime aussi à travers des appuis financiers apportés à des initiatives qui cherchent à apporter des réponses aux défis environnementaux actuels. À titre d’exemple, nous avons appuyé ces dernières années des organisations comme l’Union Paysanne ou Femmes autochtones du Québec. Au printemps dernier, nous nous sommes adjoints à plusieurs autres fondations pour soutenir le mouvement émergent de Mère au front juste avant la pandémie ; le mois dernier, nous sommes engagés sur 3 ans avec le collectif Grand dialogue régional pour la transition socio-écologique pour soutenir les mouvements de transition du Saguenay-Lac-Saint-Jean et nous venons également de nous engager financièrement dans le Front commun pour la transition énergétique menée par le collectif ZEN.

KS : Pourquoi vous apparaît-il important de vous engager dans ce secteur en tant que fondation ?

JB : Depuis 30 ans, la Fondation Béati s’est donnée comme mission d’œuvrer pour une société plus juste, plus inclusive et plus démocratique. La justice sociale et la justice environnementale sont intimement liées et la pandémie actuelle nous le rappelle, nous ne sommes pas tous égaux face à la crise tout comme nous ne sommes pas tous égaux face aux changements climatiques. Si nous voulons contribuer à une plus grande justice sociale non seulement au Québec, mais dans le monde, nous ne pouvons pas ignorer les enjeux environnementaux et climatiques. C’est pourquoi nous avons décidé d’en tenir compte en nous mobilisant et en y plaçant des ressources.

KS : Selon vous, quel est le rôle des fondations pour la transition écologique et pour une relance verte et solidaire ?

JB : Une transition est un projet qui se construit au quotidien à travers des décisions politiques, mais également à travers une multitude d’initiatives qui, prises ensemble, proposent des changements de paradigmes fondamentaux. Au-delà de soutenir des projets « réparateurs », les fondations doivent s’inscrire dans une perspective de transformation et de changement en soutenant les projets qui le portent. La mission fondamentale des fondations subventionnaires est donc de soutenir les initiatives de la société civile qui mobilisent nos populations et nos gouvernements derrière des changements durables et promouvant une économie plus verte et solidaire. Je pense notamment aux initiatives qui cherchent de façon concrète à réinventer nos façons de consommer, de développer le vivre ensemble et de concevoir l’avenir. Dans cette optique, revoir la gestion des actifs financiers est un outil précieux à la disposition des fondations.

De plus, les changements sociaux et environnementaux actuels ont de sérieux impacts sur nos vies individuelles et collectives et, dans ces conditions, les fondations ne peuvent plus rester en retrait du débat public. C’est une responsabilité sociale et même publique de la part des fondations de se positionner sur les grands débats de société et, à l’occasion, de prendre le pari d’une parole singulière dans l’espace public. Par ailleurs, notre pouvoir d’influence auprès des instances politiques et du milieu des affaires nous permet de refléter et de relayer les préoccupations de la société civile. Cela étant, définir une parole singulière et propre aux fondations demeure un défi du milieu philanthropique.

KS : La prise de position collective du 8 septembre est-elle un signe que les fondations sont en train de prendre cette place dans l’espace public ?

JB : Depuis quelques années au Québec, je remarque une prise de conscience de secteur philanthropique sur la nécessité de se positionner collectivement par rapport aux grands débats de société. Certes, les collaborations sont à construire, mais une sortie publique comme celle du 8 septembre n’aurait pas été possible il y a quelques années. C’est parce qu’un lien de confiance s’est construit et que nous avons appris à travailler ensemble que cette démarche a été possible et a pu prendre effet aussi rapidement. Cette sortie publique témoigne des nouvelles collaborations qui se tissent désormais dans le paysage philanthropique et qui, je pense, sont amenées à se développer dans les prochaines années. C’est en quelque sorte, un changement de paradigme où nous prenons notre place dans l’espace public en tant que fondation.

Toutefois, nous nous positionnons dans cette lettre par rapport à de grands principes. Le défi est désormais de voir comment les fondations vont reconsidérer leurs priorités financières et y intégrer les enjeux environnementaux. Comme je l’ai mentionné dans la question précédente, si les fondations veulent jouer un rôle dans la transition écologique, il faut qu’elles fassent de la place dans leurs programmes philanthropiques pour les initiatives citoyennes porteuses de changements durables. Là-dessus, je dois dire que le travail reste à faire puisque la question de l’environnement n’est pas encore un enjeu que les fondations ont fait leurs, en termes de choix philanthropiques notamment.

KS : Quels sont les effets de la crise actuelle sur la mobilisation des fondations pour la transition écologique ?

JB : Ce que nous vivons présente un caractère historique et, malgré le fait qu’il est encore tôt pour les constats, je suis de ceux qui croient que ces évènements sont des tremplins aux changements. On l’a vu cet été à Montréal, la pandémie est devenue un accélérateur pour des projets en mobilité durable. Du côté des fondations, beaucoup se sont mobilisées devant l’urgence, mais la question se pose sur nos rôles collectifs pour le long terme. Va-t-on revoir nos priorités d’action, les projets à soutenir et les façons de le faire ? Je ne suis pas encore capable de le dire et je ne voudrais pas être idéaliste, mais la vérité c’est que les fondations sont encore frileuses à se doter de pratiques résolument socialement responsables. Dans tous les cas, ces réflexions commencent à poindre, ce qui représente pour moi une bonne nouvelle puisqu’elles sont les premières conditions au changement. A ce propos, je trouve que la Fondation Trottier assume un leadership intéressant dans le paysage philanthropique québécois pour ce qui est de construire une vision collective sur nos rôles à jouer pour l’avenir et ce qui attrait aux questions de transition et d’environnement. A plusieurs reprises, ils ont entrepris des démarches inspirantes dans ce sens, notamment pour créer des rapprochements et des collaborations entre les fondations et les acteurs du domaine environnemental. Là-dessus, je suis convaincu que la pandémie permet d’entamer des réflexions sur nos rôles à jouer face aux enjeux à venir et donc, sans aucun doute, de multiplier ce genre de démarche.