La philanthropie fait-elle de la politique (discrètement) ?

Par Sylvain A. Lefèvre , Directeur du PhiLab Est
04 mars 2019

 

La relation entre bienfaisance et politique semble mutuellement exclusive, si on s’intéresse à l’histoire de la philanthropie, et notamment à la relation entre les fondations et l’État. Comme le note Olivier Zunz dans son histoire des fondations aux États-Unis, il y a une« obsession étonnante, qui parcourt tout le siècle jusqu’à aujourd’hui : celle des législateurs, des fonctionnaires et des philanthropes eux-mêmes à maintenir une impossible barrière étanche entre philanthropie et politique » (Zunz, 2012, p. 90). Mais qu’est-ce qu’on entend par politique ? De manière classique, on distingue en science politique trois usages du terme. Politique peut tout d’abord désigner la relation au champ politique (politics) : ce qui se passe à la tête de l’État, au parlement, les élections, etc. Ensuite, le mot peut renvoyer à la production des politiques publiques (policies), ce qui est produit par les pouvoirs publics pour résoudre des problèmes. Enfin, politique peut désigner la manière dont nous nous organisons collectivement, nos manières de trancher des conflits, de mettre en débat le quotidien (les relations homme-femme, l’approvisionnement énergétique, les manières de s’habiller, etc.), bref de faire de la politique, de « politiser » des segments de notre vie (polities).

Or, dans les trois sens du terme, il apparait au premier abord que la philanthropie est une machine à dépolitiser. Tout d’abord, dans de nombreux pays, et notamment aux États-Unis et au Canada, une séparation stricte a été entretenue entre ce qui relève de la philanthropie et ce qui relève du politique, à la fois par les tribunaux, par l’État ou encore par l’administration fiscale. Des jeux de distinction subtiles ont progressivement érigé des frontières entre le périmètre de la bienfaisance (éducation, soulagement de la pauvreté, religion) et le domaine politique. Ces jeux de distinction ne sont pas de simples querelles sémantiques. Ils sont le fruit d’un compromis avec l’État pour octroyer aux organismes de bienfaisance un espace d’autonomie qui n’empiète pas sur les prérogatives des pouvoirs publics (podcast du 26 février 2019, PhiLab). Par définition, les fondations ne sont pas là pour produire des politiques publiques, mais pour agir en complément, que ce soit en traitant des problématiques émergentes ou des populations oubliées.

Mais ces jeux de distinction bienfaisance/politique sont aussi un enjeu fiscal et financier. Définir le périmètre d’action des fondations, c’est aussi marquer l’étendue de ce qui est couvert ou non par le privilège fiscal. Dans ce cadre, être qualifié de « politique », traditionnellement, c’est perdre la reconnaissance symbolique et les ressources financières liées à l’affiliation philanthropique. Comme l’expliquent bien David Grant-Poitras et Diane Alalouf-Hall dans leur article, la discussion actuelle sur la remise en question du périmètre « politique » des organismes de bienfaisance risque de transformer radicalement les règles du jeu.

La philanthropie fait parfois des incursions dans le champ politique institutionnel. Mais lorsque cela advient, c’est sous une forme consensuelle, qui semble interrompre pour un temps la joute partisane habituelle et les clivages idéologiques. Ainsi, les lois liées à des initiatives philanthropiques font partie des rares moments où on observe des votes unanimes au sein des parlements, symboles d’unité nationale qui transcendent les clivages partisans. Autre initiative liant philanthropie et politique : les initiatives des premières dames qui développent des fondations thématiques à l’action consensuelle et inclusive (projet de recherche du PhiLab en création et dirigé par Lynda Rey), ou les engagements communs d’anciens-nes présidents-es ou Premiers ministres qui unissent leur force pour consacrer une cause supérieure, malgré leurs différences idéologiques et partisanes.

Enfin, ce qui conduit à opposer la philanthropie au politique est lié à l’importance stratégique pour ce secteur de la levée de fonds et de la mobilisation des volontaires. Or, de nombreux travaux ont analysé la prédominance des cadrages en termes de « cause sans adversaire » (Juhem, 2001). A contrario, la politisation, entendue comme un marquage des clivages et des oppositions douloureuses, semble souvent contre-indiquée pour les professionnels de la collecte ; ils cherchent plutôt des approches consensuelles (par exemple centrées sur les enfants), afin d’enrôler le plus de soutiens possible. L’utilisation croissante du marketing des causes depuis les années 1990 pour lever des fonds, mobiliser des volontaires et construire un cadrage de la cause est un bon exemple de ce processus (Lefèvre, 2011 ; Nickel et Eikenberry, 2009).

L’excellent documentaire de Léa Pool, Pink Ribbons, Inc. (National Film Board of Canada, 2011), donne une bonne illustration de cette puissante dépolitisation. La lutte contre le cancer du sein donne lieu à des mobilisations philanthropiques particulièrement spectaculaires aujourd’hui, à la fois par les montants levés, par le nombre de volontaires mobilisés, par l’importance de la couverture médiatique et des partenaires privés impliqués. Lors du mois du cancer du sein, chaque année en octobre, se déploient les courses cyclistes, marches, concours divers, illuminations de bâtiments, profusions de produits vendus avec le logo du ruban rose, symbole devenu incontournable de la cause et marque de commerce[1]. Tout ceci est désigné par le terme générique de « culture du ruban rose ». Celle-ci articule une mécanique très poussée de standardisation, de marchandisation et de professionnalisation des manifestations. En parallèle, la lutte contre la maladie se résume à deux messages : le soin de soi (développement personnel, résilience) et la confiance dans la recherche médicale pour trouver un traitement. Dans tous les pays du monde, ce sont souvent les Premières Dames qui lancent les campagnes du Ruban Rose, ou les mairesses des grandes villes, quelles que soient leurs orientations politiques.

Peut-on imaginer mobilisation philanthropique moins politique ? Pourtant, un examen plus attentif du Ruban Rose donne une image plus nuancée. D’abord, comme le montrent Peter Elson et Sarah Hall (2016), les fondations peuvent influencer la fabrique des politiques publiques de plusieurs manières. Ainsi le Ruban Rose conduit à la mise en place de politiques publiques favorisant la détection. En 1993, le Président Clinton déclare que le 3evendredi du mois d’octobre est le National Mamography Day (médecins, cliniques et radiologistes sont invités à offrir des rabais sur la mammographie ce jour-là) puis il étend la couverture Medicare pour la mammographie. Mais qu’en est-il de la relation au monde politique ? Dans le cas du Ruban Rose, Susan Komen, la figure de proue de la fondation éponyme est plutôt un soutien de longue date des Républicains, de Ronald Reagan à la famille Bush. Mais en 2012, c’est l’agenda politique présumé de la fondatrice de Komen et sa fondation, devenue le plus grand donneur privé pour la recherche sur le cancer du sein aux États-Unis, qui conduit à un scandale (Baralt et al., 2012). Komen annonce la fin de son financement à Planned Parenthood(le réseau de planning familial), qui compte pourtant une vingtaine de centres pour réaliser des mammographies et autres soins de santé pour le cancer du sein. Officiellement, cette décision est motivée par le souhait de Komen de ne plus financer d’organisation sous le coup d’une enquête d’une autorité locale, ou fédérale. Or, l’organisme est sous le coup d’une enquête lancée par un élu Républicain pro-vie. Derrière cette interrogation se trouve la forte mobilisation des mouvements pro-vie contre Planned-Parenthood, qui offre aussi des services de contraception et d’IVG.

Or, un groupe pro-vie texan « Texas Right for Life » développe une campagne « the Pink Ribbon Scandal », avec une pétition pour forcer Komen à cesser son partenariat avec Planned Parenthood. C’est justement au Texas que Komen a organisé sa première course en 1983 et c’est encore là qu’elle y organise sa plus grande course, d’où un potentiel coût financier et médiatique très rude. Enfin, en 2011, une nouvelle VP est nommée chez Komen, Karen Handel. C’est une ex-candidate au poste de gouverneure de l’État de Géorgie, soutien de Sarah Palin et farouche opposante à l’avortement. Face à tous ces éléments, une forte controverse médiatique prend, suite à l’annonce de Komen. Devant le tollé général, la fondation fait demi-tour, maintient le financement de Planned Parenthoodet annonce la démission de la VP. Mais le mal est fait : la directrice du programme de subvention a démissionné en signe de protestation, des partenaires ont signé des déclarations d’opposition et une pétition en ligne circule pour la démission de N. Brinker et du CA. L’année suivante, on enregistre une chute de 20% des inscriptions à la course Komen et les médias évoquent même une « Pink Fatigue », suite aux multiples attaques contre le ruban rose. Au sein même de l’espace de mobilisation philanthropique contre le cancer du sein, d’autres voix se font de plus en plus entendre.

Car l’espace philanthropique du Cancer du sein n’est pas unifié. Maren Klawiter (2008) y a ainsi identifié trois « cultures d’action ». La première, celle du Ruban Rose, est la culture de détection précoce et de mammographie. Plus mainstream, elle travaille de concert avec les élites marchandes et biomédicales afin de lever des fonds pour la recherche et responsabiliser les femmes afin qu’elles soient actives au niveau de la détection. La seconde est la culture de l’empowerment du patient et de l’activisme médical féministe. Elle attaque la première sur le primat donné à la mammographie, et porte un œil sévère sur le pinkwashing. Modelée sur le militantisme contre le sida (Act-Up), elle évoque le fait de « vivre avec le cancer » plutôt que d’être une « survivante » et donne de l’écho aux souffrances vécues par les victimes, et ignorées par le traitement biomédical. Enfin, la troisième est la culture de la prévention du cancer et de l’activisme environnemental. C’est un discours féministe, anti-businesset proche de la justice environnementale, qui pointent les causes environnementales du cancer (pollution, perturbateurs endocriniens).

Les femmes mobilisées dans les deux derniers mouvements, qui comptent aussi des associations et des fondations, dénoncent les partenariats entre Komen et des partenaires industriels qui ornent leurs produits de rubans roses, mais fabriquent des produits cancérigènes. Dans leurs marches contre le cancer du sein, certaines refusent les codes de la « She-ro », la survivante élégante et résiliente, et elles paradent sans perruque ou sans prothèse de poitrine, pour rendre compte de la souffrance et du stigmate. Leur « marche alternative » dessine un nouveau périmètre de responsabilité du cancer du sein : elles débutent devant le siège de Chevron, avec une banderole « Stop Cancer where it starts ! Stop Corporate Pollution ! », puis, le thème de la marche « Faites le lien » (« Make the Link ») les conduits à rejoindre différents points de passage, qui sont autant de maillons dans la chaine du cancer : entreprises polluantes, sénateurs-trices conservateurs-trices, firme de relation publique, et même siège de l’American Cancer Society !

Comme le montre l’exemple du Ruban Rose, de même que les débats actuels sur la loi sur la bienfaisance au Canada, la frontière entre politique et philanthropie est mince, mouvante et sa délimitation est un enjeu de pouvoir, symbolique autant que financier. Il s’agit donc moins de consacrer une nature, une substance de « ce qu’est » la bienfaisance (ou le politique), mais d’être attentif, à titre de chercheur autant que d’acteur engagé, sur ces jeux de frontières. Car, dans tous les cas, ils nous concernent tous !

 

Bibliographie

Baralt, Lori et Weitz, Tracy, « The Komen-Planned Parenthood Controversy : Bringing the Politics of Breast Cancer Advocacy to the Forefront », Women’s Health Issues, vol. 22 n°6, 2012, p. 509-512.

Elson, P. R. & Hall, S. (2016). System change agents: A profile of public policy-focused grantmaking foundations. Working Paper #9. Montréal: PhiLab.

Grant-Poitras, D. et D. Alalouf-Hall (avec l’aide de K. Mac Donald) (2019). En route vers une réforme du cadre juridique régulant les activités politiques des OBE – Quatre réactions du secteur philanthropique sur l’abolition de la limite des 10 %. Montréal, PhiLab (Est).

Juhem, Philippe, « La légitimation de la causehumanitaire : un discours sans adversaires »,Mots, n° 65, 2001, p. 9-27.

Klawiter, Maren, The Biopolitics of Breast Cancer: Changing Cultures of Disease and Activism. Minneapolis, University of Minnesota Press, 2008.

Lefèvre, Sylvain, ONG & Cie: mobiliser les gens, mobiliser l’argent, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Partage du savoir », 2011.

Nickel, Patricia et Eikenberry, Angela, « A Critique of the Discourse of Marketized Philanthropy », American Behavioral Scientist, vol.52, n°7, 2009, p. 974-989.

PhiLab, Politique & philanthropie par Jean-Marc Fontan, codirecteur du PhiLab[Podcast]. PhiLab Est, 26 février 2019, 17 minutes. Disponible sur : https://www.spreaker.com/user/philab_mtl/jmf-politique-et-philanthropie-audio

Sulik, Gayle A., Pink Ribbon Blues. How Breast Cancer Culture Undermines Women’s Health, Oxford University Press, 2011.

Zunz, Olivier, La philanthropie en Amérique. Argent privé, affaires d’État, Paris, Fayard, 2012.

Notes de bas de page

[1]Aujourd’hui, la Fondation Susan G Komen for the Cure est l’une des plus grandes organisations philanthropiques au monde : elle mobilise 1,5 million de participants aux « Races for the Cure » dans plus de 100 villes aux États-Unis (et plus d’une dizaine à l’international), avec plus de 100 000 bénévoles impliqués, des revenus de plusieurs centaines de millions de dollars par année, des centaines de partenariats avec des entreprises et un investissement en recherche qui dépasserait le milliard de dollars (Sulik, 2011, p. 50).