Le changement durable: ça débute par soi

Par Jean-Marc Chouinard , conseiller principal en gestion stratégique, ancien président de la Fondation Lucie et André Chagnon.
Par Michael Alberg-Seberich , directeur général de Wider Sense
24 mars 2023

Transformer la philanthropie signifie transformer les institutions qui la pratiquent. Qu’est-ce que cela signifie pour leurs attitudes et leur travail quotidien?

La philanthropie doit changer. Cela semble être le dénominateur commun des débats actuels et plus particulièrement de ce dossier spécial du magazine Alliance. Toutefois, quelle est la signification réelle, pour les organisations philanthropiques, grandes ou petites, de lier le changement à apporter à l’adoption d’une culture de confiance, de participation ou d’inclusion? Ce type de changement organisationnel ne demande-t-il pas du leadership et n’implique-t-il pas une métamorphose des modalités de gestion? Il soulève des dilemmes car il pose des questions sur la distribution du pouvoir et sur la culture organisationnelle en place.

En nous basant tant sur nos expériences, en tant que responsables et conseillers sur le terrain, que sur une série d’entretiens qualitatifs conduits au cours du second semestre 2022, nous tenterons de répondre à certaines de ces questions.

Allons droit au but, la transformation est possible et elle est le fait de quelques organisations. Cependant, il ne faut pas minimiser le fait qu’il s’agit d’opérer un changement fondamental des mentalités et de la manière de concevoir le rôle symbolique, politique et social de la philanthropie.

Au-delà des importantes questions stratégiques sur ce que nous essayons d’accomplir et pourquoi, les questions soulevées par les changements proposés sont les suivantes. Qui servons-nous? Auprès de qui sommes-nous redevables? À qui appartenons-nous? Les réponses à ces questions reposent sur la conviction que la réciprocité, la confiance et le partage du pouvoir représentent des éléments ou principes clés pour obtenir de meilleurs résultats.

Dans un souci de pertinence et d’utilité, après avoir appris et écouté attentivement les différentes composantes de leur écosystème, certaines fondations s’efforcent de se transformer de l’intérieur. Elles disent vouloir faire partie de la solution, et ce qui peut sembler un dilemme dans le cadre d’une gestion hiérarchique traditionnelle, cela exige que les dirigeant·e·s (Conseil d’administration et PDG) et la direction comprennent fermement leur rôle de gardiens de cette transformation et incarnent au quotidien les valeurs et principes organisationnels fondamentaux.

Placer le but avant l’organisation

Cela peut paraître incroyable, mais la première étape, et la plus importante, est de se décentrer, d’arrêter de faire tourner le monde autour de ses objectifs et d’inscrire l’action de la fondation dans une vision qui la dépasse pour résonner et s’ajuster aux priorités contemporaines tout en s’inscrivant dans un tissu socio-politique plus large. Après tout, il ne s’agit pas de philanthropie pour soi!

La deuxième conséquence pratique de ce principe repose sur la maximisation de la contribution de la fondation et des avantages qu’elle offre au service de sa raison d’être, allant parfois au-delà du strict énoncé de sa mission. Par exemple, à la Fondation Chagnon au Canada, en plus des subventions alignées sur la mission afin de « prévenir la pauvreté en contribuant à la mise en place de conditions favorables au développement du plein potentiel de tous les jeunes vivant au Québec », cette fondation a pour objectif d’investir 10% de ses actifs dans des initiatives sociales, telles que le logement abordable, les infrastructures appartenant à la collectivité, les systèmes alimentaires durables et équitables et l’intégration professionnelle.

Les conseils d’administration et la direction connaissent-ils, s’identifient-ils comprennent-ils vraiment les différentes parties prenantes de l’écosystème, en particulier les populations exclues et les organisations à but non lucratif qui travaillent pour elles?

Les fondations peuvent-elles vraiment se permettre de ne pas consacrer toutes les ressources dont elles disposent (capital humain, social et financier, matériel) au service de leur raison d’être et de leurs valeurs?

En ce sens, de plus en plus de fondations revoient le rôle et la durée des subventions accordées, investissent dans la finance sociale, recherchent des responsables de fonds RI « sérieux » et rigoureux et réexaminent même leurs politiques internes pour atteindre une contribution optimale (par exemple, l’approvisionnement). En dehors des ressources, la contribution la plus importante est probablement la capacité d’être une voix efficace et durable pour promouvoir la cause.

Certains diront que l’impact est limité, voire marginal. C’est peut-être vrai. Cependant, il est authentique et conforme à l’état d’esprit général d’une organisation philanthropique.

Le respect de l’écosystème

Au fil des années, de nombreux leaders philanthropiques ont invité le secteur à considérer chaque côté de la relation philanthropique : les donateurs et les donataires comment étant partie intégrante de l’existence de l’autre. Leur relation demande à être basée sur la confiance mutuelle, l’interconnectivité, la réciprocité et la reconnaissance des divers types de connaissances et d’expertises en présence.

Réfléchissons un peu à cette idée. Que seraient les fondations sans les organismes à but non lucratif et les mouvements communautaires à soutenir? Que seraient les fondations sans leur engagement profond envers les organismes à but non lucratif et la collectivité pour améliorer conjointement la vie des personnes dans le besoin?

Pour les organisations philanthropiques, grandes ou petites, qu’est-ce que cela signifie réellement d’adopter une culture de confiance, de participation ou d’inclusion?

Cela peut paraître assez évident, mais est-ce que les conseils d’administration et la direction connaissent et comprennent vraiment les différentes parties prenantes de l’écosystème philanthropique, en particulier les population exclues et les organismes à but non lucratifs qui travaillent et entretiennent des relations avec eux? Au-delà de tout cela, il y a une dynamique sociopolitique complexe dans laquelle les Conseils doivent opérer, sans oublier les différentes façons dont les actions des fondations pourraient l’impacter, de manière positive ou non.

À cette fin, les fondations peuvent s’engager dans différentes formes d’évaluation. Comment ? En ouvrant un espace organisationnel pour une introspection régulière et une réflexion en continue sur leurs pratiques. En outre, il devient de plus en plus important de partager ces informations avec les différents acteurs de terrain afin d’avoir une meilleure idée des besoins, des opportunités et d’un contexte social, économique et politique qui évolue rapidement. À titre d’exemple, dans l’année qui a précédé sa transformation, la Fondation Chagnon a rencontré plus de 700 représentant·e·s d’organismes communautaires, philanthropiques, sociaux, de la petite enfance, scolaires, de santé publique, gouvernementaux, municipaux, universitaires, syndicaux et d’affaires.

Partager le pouvoir

Le pouvoir est une sphère cruciale pour la réflexion et l’action. La reconnaissance de l’expertise et des connaissances des différentes parties prenantes, ainsi que leur rassemblement au sein d’une alliance, doivent se refléter dans les espaces et les processus de prise de décision.

Les voix des parties prenantes et des communautés impliquées dans, et affectées par le travail d’une fondation peuvent être facilitées par sa structure interne. La manière la plus évidente est d’inclure un nombre significatif de personnes de la société civile dans les différents organes qui composent une fondation, dont son conseil d’administration, pour influencer les prises de décision. D’autres espaces sont aussi à considérer, comme les comités consultatifs où les représentant·e·s de la société civile peuvent fait part de leurs connaissances du contexte et des priorités des communautés, mais aussi dans les comités d’allocation ou d’investissement où des décisions financières clés sont prises.

Un état d’esprit en faveur de l’équité

Avec une conscience et une compréhension profondes des iniquités systémiques existantes, la première condition préalable à prendre en considération pour un conseil d’administration et la direction d’un organisme subventionnaire est de promouvoir et de garantir l’équité dans tous les domaines de travail et de prise de décision.

En interne, la culture organisationnelle doit promouvoir et actualiser le respect de tous les types de connaissances et de collaboration, éviter les préjugés et le favoritisme, tout en prenant des décisions basées sur des faits, traiter tout le monde avec équité et maximiser la transparence des politiques, des processus et des partenariats.

À titre indicatif, la question de la rémunération est souvent un bon test sur la mise en œuvre des valeurs dans les organisation, notamment celles dont la mission est de lutter contre les inégalités. Certains organismes minimiseront l’écart entre les salaires les plus élevés et les plus bas. Pour d’autres, la structure de rémunération sera administrée de façon à reconnaître et à traiter toutes les formes d’équité.

Un autre moyen d’action relève du processus de recrutement, en faisant preuve de transparence dans les communications, en adoptant des processus équitables de sélection et en accueillant la diversité comme une force.

Sur le plan externe, de l’octroi de subventions à l’investissement et à la communication, les fondations peuvent peser de tout leur poids pour soutenir des alternatives, telles que des groupes de base à but non lucratif issus de communautés exclues. Ils peuvent également identifier les politiques et conditions clés qui pourraient atténuer les formes systémiques et historiques de discrimination.

Il est facile de comprendre que l’application de ces principes aura un impact quotidien sur différentes dimensions.

  • Les relations entretenues entre le conseil d’administration, le PDG et le personnel, en autant qu’elles soient fondées sur une bonne coopération, l’honnêteté à propos des succès et des échecs et une compréhension commune des possibilités, des risques et des limites.
  • Le temps et les efforts investis dans une révision des rôles et des responsabilités du conseil d’administration et de la direction, ainsi que dans le développement de nouvelles compétences.
  • Selon notre expérience, il s’agit de mettre en place de bons comportements organisationnels et de les aligner sur des valeurs fortes.
  • Ceci représente une condition fondamentale où les éléments suivants doivent être pris en compte : un leadership qui croit en la vision et au projet, qui s’y engage pleinement, qui est déterminé et en même temps à l’écoute et flexible, et, enfin, qui non seulement promeut, mais aussi incarne les valeurs et principes cohérents avec l’approche de l’organisation.

 

Il y aurait beaucoup plus à dire, mais pour résumer, le jeu en vaut la chandelle. Bien sûr, les défis sont nombreux – s’assurer que les raisons du changement soient comprises à temps, trouver le bon équilibre entre la transformation et le fonctionnement, gérer les tensions stratégiques, soutenir l’équipe de direction et le personnel, etc. – mais aussi, la direction doit se placer et mode d’apprentissage afin de pouvoir bien s’adapter (ce qui peut représenter un cinquième principe!). Rien ne peut remplacer la satisfaction d’avoir des pratiques et des actions concrètes démontrant la portée de la contribution au changement, la clarté, le sens et la cohérence en interne, et pouvant également donner de la crédibilité et différencier l’organisation auprès des parties prenantes externes.

Jean-Marc Chouinard est conseiller principal en gestion stratégique, ancien président de la Fondation Lucie et André Chagnon.
Courriel : chouinardjm@pm.me

Michael Alberg-Seberich est directeur général de Wider Sense.
Courriel : alberg-seberich@widersense.org

Ceci est une traduction d’un article sur le site d’Alliance : https://www.alliancemagazine.org/analysis/from-inside-out/