La fiscalité est un outil de politique publique[i]parmi d’autres et les gouvernements peuvent la mobiliser de différentes manières : ils recourent tantôt à des programmes de dépenses directes (par exemple, les politiques sociales étatiques ou les subventions à des organisations), tantôt à des aménagements spéciaux du régime fiscal (par exemple, des modulations des taux d’imposition en fonction de certains critères, des exonérations d’impôts pour certains contribuables ou des possibilités de déduction fiscale ou encore de crédit d’impôts). Les options en matière de fiscalité (à commencer par celles qui concernent les instruments fiscaux privilégiés[ii]) sont porteuses de choix politiques, économiques et sociaux qui renvoient à différentes conceptions de la justice sociale, de la redistribution et de l’efficacité[iii].
Dans le domaine des politiques fiscales visant à soutenir la philanthropie, l’exonération fiscale pour les organisations poursuivant des buts d’utilité publique et la déductibilité des dons faits à ces organisations se sont imposées comme des instruments incontournables du soutien étatique aux « bonnes causes ». Si elles sont aujourd’hui largement banalisées, ces mesures n’ont pourtant rien d’universel ou d’atemporel : une comparaison des contextes nationaux montre ainsi que les cadres, les incitations, comme les contrôles varient largement d’un pays à l’autre. Si les cadres réglementaires et fiscaux se sont libéralisés dans la majorité des pays européens[iv], d’importantes variations demeurent entre les pays européens et même, au niveau Suisse, entre les cantons. D’ailleurs, ces cadres légaux n’ont cessé d’évoluer au cours des dernières décennies.
Si les politiques d’incitation fiscale connaissent un indéniable succès, elles s’accompagnent néanmoins, simultanément, de nombreuses critiques[v]. Ces critiques portent, entre autres, sur ce que la littérature désigne comme un double« biais ploutocratique ». Le système fiscal de financement public indirect des organisations d’utilité publique peut être considéré comme un système d’imposition « régressive » où ce sont les moins fortunés qui paient, à travers leurs impôts directs ou indirects comme la TVA, pour soutenir le manque à gagner fiscal découlant des dépenses fiscales en faveur des choix philanthropiques des plus riches. D’autres auteurs s’intéressent au choix des projets ou des organisations d’utilité publique soutenus. Reich[vi]montre ainsi que dans les faits, une très petite part des dons va vers celles et ceux dans le besoin. Une troisième critique porte sur l’évaluation de l’efficiencede ces incitations en termes de politiques publiques. Monnet et Panizza[vii]montrent en effet que la question de l’efficience sociale est difficile à mesurer, et qu’elle est plus souvent postulée qu’attestée.
En dépit de ces critiques, les demandes en faveur de réformes favorisant la philanthropie, qu’elles émanent de parlementaires, de groupes d’intérêts ou de juristes, sont nombreuses. En Suisse, par exemple, si le droit fédéral des fondations n’a pas évolué depuis la révision entrée en vigueur le 1er janvier 2006, faisant suite à l’initiative parlementaire dite Schiesser (00.461) déposée le 14 décembre 2000, les demandes de réformes de ce droit – et l’amélioration des conditions cadres – n’ont cessé depuis lors. On citera en particulier la motion Werner Luginbühl (09.3344) déposée en mars 2009 avec l’objectif de « renforcer l’attractivité de la Suisse comme place favorable aux fondations » et une initiative parlementaire de ce même député « pour le renforcement de l’attractivité de la Suisse pour les fondations » (14.470) déposée le 9 décembre 2014.Ces trois interventions[viii]ne questionnent pas ce que sont des « buts » d’utilité publique, ni les domaines ou activités reconnus comme d’intérêt général (et pouvant donc ouvrir droit, pour les organisations, à des exonérations, et pour les donateurs à des diminutions d’impôts), mais tendent à assouplir l’ensemble des règles encadrant l’organisation et le fonctionnement des personnes morales désireuses d’être reconnues d’utilité publique. Les justifications avancées pour de telles modifications sont de deux ordres. D’une part, il s’agirait d’abord d’augmenter les ressources pour les causes d’utilité publique dans un contexte où l’État ne pourrait plus assumer seul l’ensemble des politiques sociales jugées nécessaires. D’autre part, il s’agirait de faire bonne figure en comparaison des législations des autres pays, en particulier voisins. De la justice fiscale de ces mesures, de leur caractère démocratique ou non, ou de l’évaluation du travail réalisé par les acteurs de « l’utilité publique », en revanche, il n’est point question.
La lecture des réponses du pouvoir exécutif aux différents projets parlementaires montre une forte volonté de stabilité et de défense du statu quo. Tout en se disant, de manière générale, soucieuses de favoriser les personnes morales reconnues d’utilité publique, les autorités publiques rappellent également combien il convient de maintenir une lecture restrictive de la notion d’utilité publique et de limiter le nombre des personnes morales ou des activités devant bénéficier d’avantages fiscaux. Il est intéressant de noter que si les arguments sont multiples (justice fiscale, souci de ne pas complexifier le système fiscal dans son organisation administrative, et souci de lisibilité du système fiscal pour les citoyens), la question de la pertinence des incitations fiscales comme outil de politique publique (en comparaison avec d’autres outils de politique publique, comme les dépenses directes) n’est pas ou peu posée.
Le décalage semble grand entre les débats qui agitent les acteurs politiques que l’on vient d’évoquer et les préoccupations des auteurs ayant questionné les allègements fiscaux incitatifs pour favoriser les causes d’utilité publique, qui proposent eux aussi un certain nombre de réformes. Là où parlementaires, juristes et groupes d’intérêts proposent d’augmenter les incitations en faveur des donateurs comme des organisations d’utilité publique, et là où les autorités publiques semblent défendre un statu quo, c’est au contraire une limitation de ces incitations fiscales que proposent les différents auteurs.
Pour remédier aux inégalités générées par le système d’exonération fiscale des organisations d’utilité publique, l’aide octroyée est proportionnelle aux moyens financiers (fortune notamment) des organisations, l’État pourrait percevoir l’impôt auprès de toutes les institutions et le redistribuer ensuite sous forme de subventions : c’est déjà ce que proposait Niggli[ix]il y a plus de 70 ans.
Mais ce sont surtout, plus que les exonérations des organisations d’utilité publique, la déductibilité des dons qui leur sont faits qui sont la cible de critiques. Là oùles spécialistes de la fiscalité et de gestion administrative pointent du doigt la charge de travail supplémentaire, pour les fonctionnaires du service des contributions, occasionnée par les déductions et proposent des simplifications (suppression des déductions ou, alternativement, déductions forfaitaires sur le revenu à la place des déductions actuelles)[x], c’est plutôt à la question de la justice fiscale que les économistes, les politistes et les philosophes essaient de répondre. Le crédit d’impôt, sur la base d’un taux unique et pour des montants plafonnés,est alors souvent présenté comme une alternative préférable aux déductions des dons du revenu imposable : c’est notamment le cas chez Thaler[xi], lauréat du « Prix Nobel » d’économie en 2017, et chez le politiste américain Reich[xii].Ce crédit d’impôt pourrait par ailleurs être lui-même considéré comme un revenu devant être inscrit dans la déclaration d’impôt, comme le propose par exemple Mc Daniel[xiii]. Le souci d’éliminer les inégalités liées aux déductions fiscales, sans renoncer à favoriser la participation de tous au soutien des organisations d’utilité publique et à renforcer la société civile en aidant l’institutionnalisation et le fonctionnement quotidien des organisations reconnues d’utilité publique, amène d’autres auteurs à proposer de sortir complètement du système des déductions fiscales, en les remplaçant par exemple par la possibilité offerte à chaque contribuable – qu’il soit ou non imposable – de choisir, dans sa déclaration d’impôt, l’organisation à laquelle il souhaite allouer directement un montant prédéfini – et identique pour l’ensemble des contribuables – de son impôt[xiv].
Les hypothèses explicatives concernant cet écart entre les problématiques qui retiennent l’attention des universitaires et celles qui intéressent les juristes, les groupes d’intérêt et la classe politique sont nombreuses. Celui-ci peut être lié à une forme de technicité du sujet, cette question des incitations fiscales étant souvent vue avant tout comme juridique plutôt que politique. Le fait que ce sujet soit de fait assez marginal dans l’agenda politique et qu’il n’y ait pas de prise de position forte des partis politiques sur ces questions peut également faire partie de l’explication. On peut encore prendre en compte le fait que la déductibilité des dons aux organisations d’utilité publique n’est qu’une des 99 possibilités d’allègements fiscaux admises par l’administration fédérale des finances[xv]et ne concerne qu’une très petite part du budget de la Confédération, représentant un montant inférieur à 2% des recettes fiscales liées à l’IFD[xvi], l’absence de données précises sur les montants que représentent ces dépenses fiscales (pour rappel, les seuls chiffres connus concernent l’IFD de personnes physiques) n’arrangeant rien à cela.
Mais c’est peut-être, d’abord, le fait de parler de charité ou de philanthropie qui compromet l’existence même de ce débat dans l’arène parlementaire. Ces notions semblent trop chargés moralement et émotionnellement pour qu’il soit possible de poser sereinement le pour et le contre. Comme l’écrivent ironiquement Bernholz et al. dans leur ouvrage consacré aux limites morales et politiques de la philanthropie, « si la philanthropie est une bonne chose, un comportement moral de valeur, un caractère vertueux, dès lors plus il y a de philanthropie, mieux c’est ! La philanthropie devrait être partout ! »[xvii]. Comment, en effet, s’opposer à un phénomène connoté aussi positivement ? Si l’on ne réalise pas, en amont, un travail de mise en évidence la dimension politique de la philanthropie[xviii], ou une réflexion sur les injustices liées à ces incitations fiscales qui laisse ouverte la question du bien-fondé de leur existence[xix], cela semble difficile.
[i]Christopher Howard, « The Hidden Side of the American Welfare State », Political Science Quarterly, 108, 3, 1993, p. 403-436 ; Jacob S. Hacker,The divided welfare state : the battle over public and private social benefits in the United States. New York: Cambridge University Press, 2002.
[ii]Paul McDaniel, Tax Expenditures as Tools of Government Action”, in Lester Salamon (eds), Beyond Privatization : The tools of Government Action, Washigton, The Urban Institute Press, 1989, p. 167-195 ; Christopher Howard, op. cit.
[iii]Isaac William Martin, Ajay K. Mehrotra et Monica Prasad, The new fiscal sociology : taxation in comparative and historical perspective. Cambridge ; New York: Cambridge University Press, 2009 ; Marc Leroy, L’impôt, l’État et la société : la sociologie fiscale de la démocratie interventionniste. Paris: Économica, 2010
[iv]Alexandre Lambelet, La philanthropie, Paris, Presses de SciencesPo, 2014.
[v]Sven Steinmo, « So What’s Wrong with Tax Expenditures ? A Reevaluation Based on Swedish Experience », Public Budgeting & Finance, 6, 1986, pp. 27-44 ; Christopher Howard, op. cit.
[vi]Rob Reich, « Philanthropy and Caring for the Needs of Strangers »,Social Research,80, 2, 2013, p. 517-538.
[vii]Nathalie Monnet et Ugo Panizza, A Note on the Economics of Philanthropy. Working Paper. Genève, HEID, HEIDWP19-2017, 2017.
[viii]Cet article prend place dans le cadre d’une recherche plus large intitulée « Les frontières de l’Etat social en Suisse. Administrations fiscales, fondations philanthropiques et reconnaissance d’utilité publique », menée par les auteurs du présent article et financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS, projet Division 1, n°162836).L’ensemble des interventions parlementaires depuis 2000 ont été analysées dans ce cadre : le présent article portant spécifiquement sur l’outil de politique publique que sont les allègements fiscaux pour cause d’utilité publique, seule ces trois interventions sont ici mobilisées.
[ix]Hans Rudolf Niggli, Gemeinnützigkeit als Steuerbefreiungsgrund, Dissertation, Bern, Haupt, 1945,p. 31.
[x]Rudi Peters, Les déductions de l’imposition fédérale directe des personnes physiques et les possibilités de simplification – Uneanalyse des données fiscales du canton de Berne, année 2005. Berne, AFC/DFF, 2009.
[xi]Richard H. Thaler, « It’s Time to Rethink the Charity Deduction », The New York Times, 18.12.2010.
[xii]Rob Reich, « Toward a Political Theory of Philanthropy », in Patricia Illingworth, Thomas Pogge et Wenar Leif (eds). Giving Well. The Ethics of Philanthropy, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 177-195.
[xiii]Paul McDaniel, op. cit.,p. 189.
[xiv]Julia Cagé, Le prix de la démocratie, Paris Fayard, 2018.
[xv]AFC/DFF, Quels sont les allégements fiscaux accordés par la Confédération ?Rapport de l’Administration fédérale des contributions AFC du 02.02.2011,
[xvii]Lucy Bernholz, Chiara Cordelli et Rob Reich, « Introduction. Philanthropy in Democratic Societies », inReich Rob, Cordelli Chiara et Bernholz Lucy (eds), Philanthropy in Democratic Societies. History, Institutions and Values. Chicago, University of Chicago Press, 2016, p. 12
[xviii]Alexandre Lambelet, op. cit. ;Alexandre Lambelet, « La philanthropie : usages du terme et enjeux de luttes », ethnographiques.org, 34 [en ligne], 2017, http://www.ethnographiques.org/2017/Lambelet.
[xix]Rob Reich, « Philanthropy and Caring for the Needs of Strangers », op. cit., p. 517-538.