Les professions invisibles de la philanthropie

Par Jean-Marc Fontan , Chercheur et codirecteur du PhiLab
30 janvier 2019

À la fin du 19esiècle, suite au développement de la philanthropie institutionnelle, différents corps de métier ont été interpellés par la création de ce domaine d’action. Généralement, des formations professionnelles et des champs disciplinaires accompagnent l’émergence de nouveaux métiers ou de nouvelles professions. Ce fut le cas, par exemple, pour le travail social[1]avec la formation de travailleurs-es sociaux et la mise sur pied programmes universitaires, d’associations professionnelles et de périodiques. Ce ne fut pas le cas pour la philanthropie où peu de formations spécialisées ont été mises sur pied. Les quelques programmes existants s’adressent principalement au grand secteur de l’action communautaire ou visent des formations professionnelles très ciblées, telle la levée de fonds.

Il s’ensuit une carence formative évidente. Nous pourrions même parler d’une situation ressemblant à un désert cognitif en matière d’éducation et de formation à la culture philanthropique : tant dans ses dimensions abstraite et théorique qu’appliquée et empirique. Cette carence a un impact, d’une part, sur la façon dont se développent et se transmettent les connaissances philanthropiques, et, d’autre part, sur l’identité des travailleurs-es de la philanthropie.

Sur le premier point, le développement et le transfert des connaissances sont principalement réalisés à partir des domaines de travail et d’intervention où se déploient les pratiques et l’action philanthropique. Concrètement, il s’agit de formations en milieu de travail où les compétences se développent dans la pratique et par l’intermédiaire d’une réflexivité très étroitement associée à la résolution de problèmes. Sont alors fortement mobilisées des expertises extérieures aux organisations, lesquelles produisent un transfert de savoir qui n’est pas toujours bien adapté aux réalités des milieux demandeurs. Ainsi, des notaires ou des avocats-es, des courtiers-ières en placements financiers, des planificateurs ou planificatrices et des conseillers ou conseillères stratégiques ou en évaluation sont mobilisés-es pour accompagner les professionnels-les de l’action philanthropique.

Sur le deuxième point, l’identité des travailleurs-es du champ de la philanthropie n’est pas unifiée. Nous pourrions même dire que cette identité est stratifiée dont une partie est tout simplement invisibilisée.

Sous un premier angle, le ou la professionnelle de la philanthropie, lorsqu’elle se présente, endossera plus facilement les habits de la profession exercée (agente de communication, professionnelle de la levée de fonds, responsable des ressources humaines, comptable…) où elle travaille qu’elle utilisera le qualificatif « travailleuse philanthropique ». La vocation philanthropique est non seulement invisibilisée, elle devient une qualité secondaire passant après la fonction professionnelle.

Sous un deuxième angle, lorsqu’une ressource externe est contractualisée par une organisation philanthropique, par exemple une firme de comptabilité, elle mettra en évidence dans son porte folio entrepreneurial le fait qu’une partie importante de sa clientèle est composée d’organisations de bienfaisance. Elle pourra alors ajouter la dimension sociale à son expertise comptable. Sera alors occulté le fait qu’elle offre des services très spécialisés pour le domaine philanthropique, passant sous silence ses compétences fines dans le domaine. Encore là, il y a invisibilisation.

Sous un troisième angle, seul un petit nombre d’organisations à vocation philanthropique sont officiellement reconnues comme tel. Pourquoi ? Simplement du fait que le statut officiel « d’organisations de bienfaisance » est octroyé par l’Agence de revenu du Canada. Seules les organisations ayant le statut de bienfaisance (label fédéral) sont au cœur de la reconnaissance accordée par le législateur public. Toutes les autres organisations, ayant par exemple un statut de corporation « sans but lucratif » ou « à but non lucratif », ne sont pas éligibles à une pleine reconnaissance. Enfin, toute organisation informelle réalisant des activités de bienfaisance où toute corporations privées agissant à des fins de bienfaisance ne seront pas reconnues comme tel. Dès lors, les professionnels-les à l’œuvre dans ces organisations ne se définiront pas comme des travailleurs-res de la philanthropie. Encore là, nous observons une double invisibilisation : (1) d’un nombre très important d’organisations et (2) des personnes qui y travaillent où qui y font du bénévolat.

Cette invisibilité est encore plus prononcée pour les professionnels-les de la levée de fonds. En aucun temps ces personnes sont perçues ou se présentent comme des philanthropes. Le fait qu’elles collectent et ne donnent pas, qu’elles soient rémunérées et qu’elles interviennent en amont rend difficile leur association au processus philanthropique.

Dans les faits, l’appellation « philanthrope » est réservée à toute personne qui fait un don de temps, et plus souvent qu’autrement un don d’argent ; et encore plus généralement, d’une somme substantielle et sur une base assez régulière. Le don d’un dollar à l’occasion à une personne itinérante ne fait pas de vous un ou une philanthrope.

Dictionnaire français

Philanthrope

Personne qui a pour but d’améliorer la vie de ses semblables… Exemple : Ce milliardaire philanthrope a fondé une association d’aide aux sans-abris. Il fait régulièrement des dons à des banques alimentaires.

https://www.linternaute.fr/dictionnaire/fr/definition/philanthrope/

Si la première partie de la définition est universalisante et s’applique au moindre petit geste permettant d’améliorer la situation d’un semblable ; la deuxième partie qualifie le statut réel du geste posé : il est monétaire, substantiel ; il vise une organisation donataire médiatrice intervenant auprès d’une collectivité de personnes au statut dissemblable du donateur. Il n’y a de commun entre le milliardaire et la personne itinérante que le statut de commune humanité.

Revenons aux professionnels-les de la levée de fonds. Ils et elles ne seront pas identifiées « philanthropes », mais plutôt comme des personnes procurant un service associé à une opération dite technique de levée de fonds à une organisation à vocation sociale. D’un côté, ne sera pas pris en considération le fait que cette expertise professionnelle puisse impliquer ou signifier un don de soi, sous la forme d’une militance. D’un autre côté, ne sera pas reconnu le statut particulier de la levée de fonds sous l’angle de sa dimension « philanthropique ». Sont plus généralement reconnues et recherchées les compétences de cette personne. Sera-t-elle en mesure de mobiliser les fonds requis pour assurer la survie de l’organisation ? Si de survie il est question, il y a là une plus-value de nature philanthropique…

Nous attirons l’attention sur ce fait en raison des compétences, expertises et connaissances particulières requises pour exercer ce métier. Lever des fonds, c’est aussi être dans la transmission de la culture philanthropique, d’une vision de la société et d’une finalité sociale. Lever des fonds c’est réaliser une médiation entre une « intentionnalité » d’entraide et la « finalité » de permettre l’intervention sociale visée. C’est aussi garantir que cette médiation entre le ou la donatrice et le ou la bénéficiaire ultime du don puisse être effective. C’est donc garantir au donateur que le capital transféré sera utilisé aux fins pour lesquelles il a été mobilisé. C’est aussi sensibiliser le donateur sur l’éventail des possibilités (besoin, enjeux, urgences, aspirations, stratégies de mise en commun…) entourant la gestion du capital donné. En d’autres mots, dans cette médiation il y a plus qu’un transfert de fonds du point A au point B. La transaction s’inscrit dans un procès de valorisation philanthropique et non simplement financière de l’action à entreprendre en la rendant la plus en adéquation possible avec les besoins et les enjeux sociaux présents dans une communauté. Avec le don est effectué non seulement un transfert de capital, mais aussi une prise de conscience que la situation à améliorer est inacceptable, qu’elle n’est pas une fatalité et qu’il est possible d’y remédier. Avec le don s’exprime un mode d’implication qui demande aussi à s’exercer par d’autres voies : sociales, auprès des autres, politiquement par son implication et la vigilance réalisée auprès des gouvernants…

En conclusion, la question de la finalité philanthropique à exercer par et dans une expertise professionnelle ou par et dans une organisation à vocation sociale demande à être mieux reconnue. Pour ce faire, le développement de la culture philanthropique dans les milieux de la formation académique ou professionnelle ou encore des mécanismes de formation continue ou de communication grand public, via les médias, est un incontournable. Reconnaître pleinement le sens de la philanthropie s’inscrit dans une forme de ré-enchantement de notre rapport au vivre ensemble. Un ré-enchantement nécessaire pour revoir la centralité première à accorder à l’entraide et au don dans un contexte où nous devons trouver des voies porteuses pour faciliter la transition sociale et écologique à venir. Il importe donc de renouer avec la dimension totalisante et encastrée de l’entraide et du don afin d’exercer pleinement la visée éthique et transformatrice des discours et des pratiques philanthropiques.

 

Pour aller plus loin

François Brouard et Sophie Larivet (2010). « Profession : philanthrope », The Philanthropist, Volume 23, No. 2, p. 166-175.

David A. Campbell (2014). « Practicing Philanthropy in American Higher Education: Cultivating Engaged Citizens and Nonprofit Sector Professionals », Journal of Public Affairs Education, Volume 20, No. 2, p. 217-231.

Heather L. Carpenter (2016). « Preferences for a Professional Doctorate in Philanthropy Program », Journal of Nonprofit Education and Leadership, Volume 6, No. 3, p. 224-242.

Sylvain Lefèvre (2007). « Le sale boulot et les bonnes causes. Institutionnalisation et légitimation du marketing direct au sein des ONG », Politix, vol. nº 79, no. 3, p. 149-172.

Notes de bas de page

[1]Pour une synthèse de l’histoire du travail social et son processus d’institutionnalisation, voir : https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/travail-social.