L’auteure tient à remercier Jean-Marc Fontan et Annabelle Berthiaume pour leur contribution. crise du care Nancy Fraser
« Soigner à échelle humaine requiert une constance, une patience et une lenteur devenues impossibles. Plus largement, on a perdu de vue le sens profond des institutions qui solidifient les liens sociaux. L’idéologie qui domine le discours public a inversé le sens du monde : l’autonomie est désormais fonction du sacrifice de l’autre, le plus vulnérable, celui qui nous ralentit »[1]
Une québécoise sur deux sera appelée un jour à devenir proche aidante d’un membre de sa famille immédiate ou élargie. Cette situation représente un enjeu féministe qui touche à la fois la valeur du travail de soins, largement effectué par les femmes, et l’appauvrissement[2]qui en résulte lorsqu’elles se retrouvent, bien souvent malgré elles, à prendre soin d’un proche. Elle met en jeu l’organisation tant des services publics que du marché de l’emploi, lesquels peinent à offrir des réponses adéquates et structurantes face à ces réalités. La réalité de la proche aidance met en question le partage des responsabilités individuelles et collectives face aux soins des personnes.
Dans le but d’aborder cette question du partage des responsabilités des soins aux personnes sous un angle économique et politique, nous proposons une synthèse d’un texte de Nancy Fraser[3]dont le propos porte sur les tensions entre les forces du marché et les nécessaires activités de reproduction sociale. Dans « Contradictions of capital and care», Fraser (2016) présente un portrait sociohistorique des formes données aux activités de reproduction sociale en fonction de trois phases de développement du capitalisme dans les sociétés occidentales. Sa contribution permet de saisir les articulations qui prennent place entre l’État, les forces du marché et les mouvements des femmes. Elle permet aussi de relever les modalités qui ont joué dans le maintien d’une dévalorisation de la reproduction sociale.
Transformations sociohistoriques de l’articulation entre production et reproduction
En raison de la séparation production et reproduction qui a forgé l’organisation sociétale et l’articulation entre les sphères politique et économique, l’auteure présente selon trois temps historiques du capitalisme comment l’instauration d’une nouvelle norme a constamment posé l’enjeu de l’égalité entre les hommes et les femmes et entre les femmes elles-mêmes. À l’image du « serpent se mordant la queue », elle avance l’idée que la séparation entre les processus sociaux de production et de reproduction constitue une contradiction inhérente au régime capitaliste, laquelle provoque ponctuellement des crises lorsque la logique économique en arrive à supplanter les conditions de reproduction sociale sur lesquelles il s’appuie pour se déployer.
Le capitalisme libéral du 19èmesiècle
Le capitalisme libéral du 19èmesiècle est le régime fondateur de la frontière entre production et reproduction. Ce régime a jeté les bases structurelles du développement capitaliste où l’économie de subsistance, propre à une structure sociétale fondée sur les communaux, a été remplacée par une économie marchande. L’avènement des industries manufacturières marque la scission entre la production domestique qui est alors perçue comme du « non-travail » puisque réalisée hors du contrôle de l’usine, alors que le concept de travail est réduit à la production de marchandises et au travail salarié.
Comparativement à la structure des communaux offrant un soutien collectif aux tâches de la reproduction, dans ce nouveau régime, les travailleurs et travailleuses sont responsables de leur propre reproduction sociale et de celle de leur famille. Les impératifs de production et de reproduction s’inscrivent alors en contradiction puisque un nombre très important d’ouvriers et d’ouvrières sous-payé.e.s peinent difficilement à assurer les conditions minimales de subsistances des membres de leurs familles. « Des femmes et des enfants des classes populaires gagnant des salaires de misères deviennent le symbole du mépris du capital pour les relations sociales »[4]. Ce contexte donne lieu à une crise sur deux plans : une crise de la reproduction sociale parmi les plus pauvres, dont les capacités sont poussées aux extrêmes, une mise en tension des valeurs portées par les classes moyennes qui s’indignent de ce qu’elles considèrent une dissolution des familles. Apparaît alors la conception d’un nouvel imaginaire du foyer, un espace attribuant aux femmes la responsabilité d’assurer le havre de paix nécessaire au repos des travailleurs. Cette forme d’organisation genrée des rapports sociaux, pensée selon la complémentarité des sphères publiques et « privées », où l’homme est pourvoyeur et la femme assure l’entretien du foyer de la famille, jette les bases d’un régime androcentré où prédomine l’autorité masculine.
Or, des femmes des classes ouvrières, dont des femmes racisées, privées d’aide matérielle et de revenus, vont protester en déplorant leur incapacité à satisfaire cette norme du foyer domestique. Les femmes de classes supérieures, en moyen de rencontrer cet idéal, revendiquent quant à elles la reconnaissance de leur contribution sociale sur le terrain des droits et s’opposent à leur statut juridique de mineur. Autour de cette tension, les femmes se trouvent prises entre adhérer entièrement à la protection sociale sous le couvert d’une domination masculine dans la sphère privée, soit celle d’adhérer à une marchandisation croissante, laquelle ne tient pas compte des temps nécessaires aux tâches de la reproduction sociale. Le mouvement d’émancipation passera par celui de leurs avancées juridiques et politiques et par une lente féminisation du marché du travail. Ce faisant, les femmes tracent déjà le sillon d’une valorisation à l’indépendance plutôt que celui d’une reconnaissance du travail des soins.
Le 20èmesiècle et le capitalisme géré par l’État.
Le capitalisme géré par l’État, que Fraser associe aux lendemains de la Grande Dépression et de la seconde guerre mondiale, en rassemblant les forces étatiques du côté de la reproduction sociale va atténuer la contradiction entre la sphère de la reproduction sociale et celle de la production économique. Une frange d’acteurs économiques conçoit alors que la stabilité du système économique exige une force de travail éduquée et en santé. Ce qui demande une intervention de l’État. Pour répondre aux ambitions de croissance économique, le consumérisme domestique fera du foyer l’espace de consommation d’objets de la vie quotidienne et contribuera à l’essor de la production de masse. Cette articulation du marché et de l’État permet, selon l’auteure, de stabiliser la reproduction sociale. Par des revendications autour des droits à la dignité et au bien-être matériel, la classe ouvrière et les mouvements sociaux manifestent une adhésion à la reproduction sociale contre la logique économique. Cette période donnera lieu à des avancées démocratiques et sociales importantes (investissements en santé, en éducation, des protections économiques de sécurité sociale).
Ce régime providentialiste repose encore sur des hiérarchies raciales et de genre. Ainsi, des femmes de couleur, privées de protections sociales, délaissent leurs propres familles pour exercer des emplois domestiques faiblement payés au sein de familles blanches. D’autre part, la hiérarchie de genre repose toujours sur une double norme : celle de disposer d’un revenu familial (fondamentalement associé au travail masculin) et celle de l’autorité masculine au foyer en tant que principal pourvoyeur. L’investissement public renforce cette norme en assoyant le revenu familial comme modèle d’organisation économique, notamment à travers les mesures d’aide à l’aide sociale qui seront établies sur la référence du revenu familial.
« Dans les années 1940 et 1950, les salaires versés aux femmes étaient moins élevés que ceux des hommes parce que ceux-ci étaient considérés comme les principaux pourvoyeurs des familles. Le salaire de l’homme était traité comme un salaire familial. »[5]
En somme, au nom de l’alliance entre la protection sociale et la marchandisation, l’émancipation des femmes est secondarisée. Une réflexion des féministes sur le sens à donner au travail domestique non rémunéré commence à surgir et apparaît comme le dénominateur commun à toutes les femmes indépendamment de leur statut civil, de leur classe sociale, de leur origine ethnique ou de leur occupation.[6]L’émancipation et la modernisation étant associées à une rupture des rapports domestiques traditionnels, la quête de l’égalité passera une fois de plus par l’investissement des femmes sur le marché du travail.
Capitalisme financiarisé
Autour des années 1980, l’affaiblissement graduel du providentialisme étatique laissera place, avec la mondialisation des échanges commerciaux, à un capitalisme financiarisé. L’État réduit son rôle de protection sociale en se délestant de tâches du care au moment même où les femmes sont de plus en plus actives sur le marché du travail et où, conséquemment, leurs capacités à fournir des soins au sein de leur famille et de leurs communautés sont affaiblies. Par la conjugaison des critiques féministes et surtout du contexte économique, l’idéal d’un seul revenu familial est supplanté par la norme plus moderne de la famille disposant de deux revenus. Tel que l’avance Fraser (2016), cette situation entrainera soit une marchandisation accrue du travail domestique pour les ménages qui peuvent payer ou alors une pression grandissante sur les familles.
Au plan économique, la dette devient l’outil privilégié de domination des états et des ménages. Par l’endettement, les financiers pressurent les états à désinvestir dans les dépenses sociales et les investisseurs dépossèdent les populations de leurs ressources naturelles. La croissance salariale ne suit pas le maintien des dépenses nécessaires à la reproduction sociale et accentue l’endettement des consommateurs.
Avec le concours des mouvements sociaux, notamment le mouvement des femmes, l’émancipation correspond de plus en plus au fait individuel d’avoir accès aux services ou aux espaces publics et désigne la capacité d’être autonome.[7]« …S’émanciper signifie avoir une palette de choix personnels accrus pour avoir la vie que l’on entend mener…c’est également étendre la responsabilité que l’on a sur sa propre vie »[8]. Dans ce contexte, les femmes à qui l’on reconnait l’égalité politique et juridique dans tous les domaines et principalement dans la sphère du travail, manifestent une certaine résistance à l’égard des enjeux de reproduction perçus comme des rengaines dépassées. Pourtant, ce système oblige les membres du foyer à augmenter leurs heures travaillées et à faire porter sur d’autres les tâches du care. Sous l’essor de l’individualisme et d’une conception de l’égalité « déjà là » entre les genres, ce régime unit cette fois les forces de l’émancipation individuelle et de la marchandisation contre la protection sociale. Il en résulte un nouveau paroxysme du déséquilibre des forces entre production économique et reproduction sociale.
En somme, selon Fraser, ces trois temps du capitalisme révèlent la tension entre production économique et reproduction sociale. Ils rendent compte des modes d’organisation sociale établissant avec eux une certaine norme des rapports entre la sphère publique du travail et la sphère privée de la famille, et des normes hiérarchisantes au plan des rapports sociaux de sexe et de race.
Ces trois temps nous permettent aussi de suivre la contribution des mouvements féministes, lesquels ont permis de révéler l’inadéquation des normes dominantes avec les valeurs et les principes d’une modernité reposant sur une égalité implicite entre les genres et les origines culturelles. En conclusion, Fraser remarque que le capitalisme financiarisé, au sein duquel la famille à deux revenus est devenue la norme, voit naitre les germes d’une nouvelle critique sous l’expression de l’essoufflement des familles et de la remise en cause de la semaine de travail. Si certains discours féministes appellent à l’équilibre entre le travail et la famille, la bataille de la reproduction sociale doit embrasser plus largement un appel à une reconception des relations entre production et reproduction.
« Le travail invisible et illimité des proches et des préposés est toujours vu comme une « affaire de femmes ». Quant aux viriles réformes du ministre de la Santé, elles nous proposent en somme d’institutionnaliser le cheap labour et l’abnégation féminine. Ce labeur méprisé n’est pourtant pas un travail parmi d’autres. C’est celui qui rend tous les autres possibles. La prise en charge de la vulnérabilité par certains individus est la condition de l’autonomie des autres. »[9]
Alors que l’épuisement ou l’essoufflement sont évoqués dans l’espace publique par des travailleuses du réseau de la santé (infirmières, enseignantes, préposées, etc,) par des mères de famille et des personnes proche aidantes, comme manifestation d’une organisation sociale à bout de souffle, quel rôle politique est appelé à jouer le secteur philanthropique aux côté d’un État en reconfiguration? Peut-il contribuer à revisiter les frontières historiques entre production et reproduction? Considérant qu’à ce jour, le référent principal à partir du concept de travail a eu pour effet de dévaloriser culturellement et politiquement tout un pan invisible du travail de care et d’appauvrir majoritairement les femmes qui s’y emploient, pourquoi ne pas essayer l’inverse? Face à cette crise du care, pourquoi ne pas revoir la façon de penser la réponse à donner aux besoins inhérents au care à partir du référent de la reproduction? N’est-ce pas le pilier essentiel embrassant l’ensemble du vivre ensemble?
Erhenberg, Alain, (2010). « De l’autonomie comme aspiration à l’autonomie comme condition » pp.189-219, et « Conclusion : les affections électives ou l’attitude individualiste face à l’adversité. » pp.339-352, dans La société du malaise, Paris, Odile Jacob
Fraser, N. (2016) « Contradictions of capital and care », New Left Review 100, July-August 2016, p.105
Lanctôt, A. (2017) « Une histoire de Noël contre la charité » Le Devoir, 15 décembre 2017.
Langlois, S. « Conclusion et perspectives : fragmentation des problèmes sociaux », dans F. Dumont, S. Langlois et Y. Martin (clin), Traité des problèmes sociaux, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, p. 1107-1126.
Tremblay, D-G, (2003), « La difficile articulation des temps sociaux : concilier la vie familiale et la vie professionnelle », Revue Interventions économiques [En ligne], 31, 2003, mis en ligne le 01 juin 2003,consulté le 30 septembre 2016.
[1]Lanctôt, A. (2017) «Une histoire de Noël contre la charité » Le Devoir, 15 décembre 2017.
[2]Réduire les heures de travail entraîne une perte de revenu d’environ 16 000$/an pour les proches aidants de personnes non aînées. (Fast,2015) cité sur le site du Regroupement des aidants naturels du Québec, RANQ.
[3]Ce texte a fait l’objet d’une conférence en français à laquelle il est possible d’accéder via le lien suivant : https://www.ehess.fr/fr/media/38e-conf%C3%A9rence-marc-bloch-contradictions-sociales-capitalisme-nancy-fraser
[4]Tilly, L., Scott, J. (1987) « Women, Work and Family », cité dans Fraser, N. (2016) « Contradictions of capital and care », New Left Review 100, July-August 2016, p.105
[5]Langlois, S. « Conclusion et perspectives : fragmentation des problèmes sociaux », dans F. Dumont, S. Langlois et Y. Martin (clin), Traité des problèmes sociaux, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, p. 1107-1126.
[6]Toupin, L. (cité dans Robert, C. (2015) « De la nécessité de politiser le travail ménager : quelles perspectives pour les féministes aujourd’hui? » n. 4 Oikonomia, 21 mai 2015 Je crois que tu peux citer directement le bouquin de Louise Toupin, car il s’agit vraiment de la proposition formulée par la campagne internationale pour un salaire au travail ménager (le sujet du bouquin de Toupin)
[7]Erhenberg, Alain. (2010) « De l’autonomie comme aspiration à l’autonomie comme condition » pp.189-219 et « Conclusion : les affections électives ou l’attitude individualiste face à l’adversité. » pp.339-352, La société du malaise, Paris, Odile Jacob
[9]Lanctôt, A. (2017) « Une histoire de Noël contre la charité » Le Devoir, 15 décembre 2017