Philanthropie culturelle: De la théorie à l’action grâce au codéveloppement

Par Karla Étienne , Directrice générale de l'Assemblée canadienne de la danse et co-présidente des CPC
26 septembre 2023

Philanthropie culturelle et codéveloppementDès le départ, il a été tout naturel pour les Conversations philanthropiques en culture (CPC) d’adopter la méthode de codéveloppement comme manière de contribuer à l’évolution des communautés de pratique en philanthropie culturelle. En effet, l’un des axes principaux du mandat des CPC est de développer et d’animer «des plateformes d’échanges et de discussions entre professionnel.les de la philanthropie culturelle». L’idée est de passer de la théorie à la pratique, de discuter sur les défis que pose la philanthropie dans les organisations artistiques et culturelles.  

Avant que ne soient formellement créées les CPC, plusieurs professionnel.les se sont retroussé les manches pour organiser une première Journée de la philanthropie en culture portant sur le thème des Premiers pas et ensuite une demi-journée portant sur le Savoir-être. Les CPC introduisent lors de ces journées des séances pilotes de codéveloppement en comptant sur la présence de facilitateur.trice.s de l’Association québécoise du codéveloppement professionnel. Les CPC avaient pu goûter à la méthode du codéveloppement lors de rencontres informelles d’échanges organisées par Wendy Reid, à la demande d’ancien.nes étudiant.es. Alors professeure de management et de philanthropie, elle y avait été initiée à HEC Montréal.  

Constatant la pertinence des dialogues et l’accueil favorable à l’exploration du codéveloppement lors de ces journées, les CPC décident d’offrir cette méthode à ses membres de manière plus soutenue. Il a fallu toutefois répondre au contexte particulier de la philanthropie culturelle. Grâce au Philab, des professionnel.les de la philanthropie du milieu ont été formé.es permettant une animation ancrée dans le champ de la philanthropie culturelle.   

 

Se former tout en étant en action 

Le codéveloppement se veut une approche basée sur la volonté des personnes de se former mutuellement tout en étant en action. La méthode répond particulièrement bien au contexte de la philanthropie en culture à Montréal et au Québec. Bien que les institutions et grandes organisations artistiques fassent de la collecte de dons depuis un bon moment déjà, cette habitude n’est pas partagée par la majorité des organisations artistiques montréalaises et québécoises. Épisode avait mis en évidence son étude sur les tendances en philanthropie que le secteur des arts et de la culture fait peu de demandes de dons comparé aux autres secteurs de la bienfaisance. D’après le dernier rapport d’Épisode en 2022, au Québec, 5 % des dons effectués en 2021 l’ont été dans le secteur des arts et de la culture1. 

Il faut aussi rappeler que la majorité des organisations artistiques sont de moyenne et petite taille. Il est rare qu’une personne soit uniquement dédiée à la philanthropie. Lorsqu’un poste dédié existe, la personne se retrouve souvent isolée dans l’équipe. Sinon, la direction générale ou administrative cumule les tâches de gestion et de philanthropie. De plus, le secteur artistique et culturel n’échappe pas à la crise actuelle de main-d’œuvre et subit un roulement de personnel notable. S’ajoute à cela que la formation initiale en philanthropie culturelle est encore limitée.  La création de communautés de pair.es qui accroissent leurs connaissances tout en faisant de la philanthropie est d’autant plus essentielle au développement de la philanthropie en culture à Montréal et au Québec.  

 

Une pratique axée sur la réflexion, l’écoute et la bienveillance 

Un cycle de codéveloppement aux CPC s’organise autour d’un groupe de 5-7 personnes qui se rencontrent périodiquement sur une période de quelques mois. Lors de ces rencontres, tour à tour, une personne du groupe, expose un de ses problèmes actuels.  Les autres personnes s’attellent avec écoute et respect à poser des questions de clarification. Après une réflexion de plus, la personne reformule sa problématique, puis les autres membres du groupe offrent des pistes de solutions centrées d’abord et avant tout sur les besoins de la personne qui a partagé ses préoccupations. Sans rentrer dans la description détaillée de cette méthode bien structurée, certaines étapes nous semblent particulièrement porteuses en termes de réflexion et de collégialité pour le développement de la philanthropie en culture. 

Avant chaque rencontre, la personne appelée «cliente», celle qui sollicitera des conseils, doit prendre une pause et réfléchir sur sa pratique professionnelle. Elle prend un pas de recul et formule la question sur laquelle elle souhaiterait être supportée. Elle doit ralentir, sortir du rythme effréné dans lequel elle travaille, pour réfléchir de manière globale au défi qui la préoccupe. On appelle cette étape «l’étape 0» car elle survient avant la rencontre avec les autres. De cet arrêt dépend la qualité du processus de consultation. Il lui est donc demandé d’écrire quelques lignes sur ses propres priorités et ses préoccupations et moins pour celles qu’elles jugent pertinentes pour les autres. L’exercice demande une certaine dose d’authenticité et d’humilité.  Le.la facilitateur.trice qui anime et assure le bon déroulement des séances, est ici la première oreille attentive et discrète de la personne qui se prête au jeu. Elle guide la personne cliente afin qu’elle se pose les bonnes questions, dans l’angle qui lui servira le plus, tout en mettant à profit ses propres connaissances en philanthropie culturelle.  

Lors de la séance à proprement parler, la personne «cliente» présente d’un trait et sans que personne n’intervienne, sa question aux membres du groupe.  Il peut s’agir tout autant d’une difficulté, d’un problème à résoudre ou d’un enjeu personnel reliés au travail. 

Entre la préparation et la présentation, il y a déjà une étape de réflexion et de clarification qui doit s’opérer pour se comprendre et se faire comprendre.  

Ensuite, arrive une étape charnière du déroulement d’une séance. C’est celle où les membres du groupe doivent poser avec une curiosité sincère des questions ouvertes à la personne cliente afin qu’elle puisse s’exprimer sur tous les aspects de sa problématique, un mode d’interaction qui supporte l’établissement d’un espace plus sécuritaire.  Des questions ouvertes demandent à la personne de répondre en développant sa pensée. Il ne s’agit pas d’acquiescer ou de réfuter. L’idée est de poser des questions «puissantes», des «questions qui aident à ressentir, à penser et à agir mieux et différemment.2» Des questions qui touchent au problème en soi, à la personne elle-même, et au contexte dans lequel elle se trouve. On veut cerner la problématique en profondeur. Cette étape est généralement la plus longue tant on tente d’aborder tous les aspects du problème.  Cela demande une certaine connaissance des enjeux de la philanthropie culturelle, une discipline de la réflexion tout en mettant l’emphase sur l’écoute et la bienveillance.  

Le processus bien organisé qu’est le codéveloppement permet ainsi aux participant.es de discuter d’enjeux plus larges que ceux liés aux tâches ou aux processus. On peut parler du soutien organisationnel, des relations de pouvoir ou de ses manières de communiquer.  Il est aussi possible de parler de ses doutes, de ses craintes, de ses valeurs ou de ses motivations personnelles. Le codéveloppement part en effet du principe que «le.la pratricien.ne en action est une personne unique dans une situation unique.3» Les participant.es se rendent d’ailleurs bien compte qu’en mettant les besoins de chacun.e au cœur du processus, la capacité d’altruisme de toutes se révèle. Les personnes se sentent vues, écoutées et validées, chacun.e fait preuve de compassion. 

Ce moment ouvre des espaces d’humanité et de vulnérabilité, porteurs de solidarité et de créativité. L’ouverture n’est pas à sens unique. Elle ne concerne pas que les personnes qui posent des questions, mais aussi celles qui les reçoivent. Il faut accepter de se faire aider et accepter d’aider. C’est une posture centrale à la méthode. Il n’y a en effet rien à tirer du processus sans générosité. Une posture d’ouverture parfois plus difficile à adopter en contexte professionnel. C’est pourtant cette posture active d’ouverture et de réceptivité qui permet au champ des possibles d’exister et d’envisager des pistes de solution pertinentes. 

Ensuite, ces mêmes personnes vont reformuler, à tour de rôle, dans leurs propres mots, ce qu’elles pensent être la question centrale à la problématique soulevée. Cette étape de reformulation permet de creuser davantage la question, de pousser la réflexion, de nuancer les propos et surtout d’établir une base de compréhension commune. Reformuler et se mettre à la place de la personne sont des principes d’écoute empathique qui permettent qu’une certaine confiance émerge. Parfois, ce sont les autres qui devinent et disent à la place de le.la client.e ce qu’il.elle n’osait pas dire et ce, toujours en contexte de pratique professionnelle. Les échanges atteignent une certaine richesse lorsque toutes et tous sont capables d’envisager de tisser des relations professionnelles avec profondeur même si elles seront ponctuelles. 

Puis, la personne cliente réfléchit et reformule sa propre question grâce aux différentes propositions de compréhension mises précédemment sur table. On se met alors d’accord sur le terrain de réflexion à défricher pour le.la client.e. On se met d’accord sur ce quoi on cherche des solutions, ce sur quoi la personne va se mettre en action à partir du moment présent. Puis, survient l’étape où les membres proposent des solutions et réfléchissent pour le.la client.e. Ainsi, la personne, après avoir écouté tout ce qui lui est proposé, sans répliquer sans intervenir, choisit les solutions qui lui conviennent et celles qu’elle entreprendra de mettre en action. Elle s’engage en quelque sorte devant les autres à agir pour faire avancer ses démarches. 

Philanthropie culturelle et codéveloppement

Groupe de codéveloppement en culture

D’une vision micro à une vision macro 

Dans les dernières années, il a beaucoup été question de la notion de culture philanthropique et non seulement de collecte de dons. Le développement d’une culture demande d’intégrer la philanthropie dans toutes les sphères des activités de l’organisation. Il demande donc de travailler avec toutes les personnes qui gravitent tout particulièrement autour de cette organisation. Un changement de valeurs et d’habitudes organisationnelles semble nécessaire. Plusieurs diront que c’est complexe. Le codéveloppement permet d’aborder cette complexité selon la situation particulière de chacun.e et selon ses propres besoins, une action à la fois.  

Puisque les membres d’un groupe se rencontrent sur plusieurs semaines, les savoirs et apprentissages s’accumulent en quelque sorte. Même si les contextes et les besoins peuvent différer, il y a émergence de bonnes pratiques, de nouveaux réflexes et de questionnements fructueux. Une étude menée par Nathalie Lafranchise a montré comment des participant.es. d’un groupe expérimentant le codéveloppement ont déclaré être plus réflexifs.ves dans leur pratique. Cela leur a permis d’aborder les situations complexes avec confiance, de mieux tolérer l’incertude et de «systémiser leur questionnement sur leur pratique»4.  L’approfondissement des connaissances accroît la capacité d’agir tout en améliorant la pratique professionnelle du secteur comme en témoigne Cynthia Exumé, participante 2020-2021 : «En quelques mois, je suis devenue plus stratégique et j’ai gagné en assurance. J’ai apporté de nouvelles idées et j’ai proposé des solutions pour mon organisation.5» Le codéveloppement permet ainsi de mettre en valeurs les savoirs expérientiels, ceux qu’on acquiert en pratiquant, différents de ceux qu’on apprend par la théorie. La  philanthropie culturelle est en plein déploiement à Montréal et au Québec. Ce partage des savoirs et des expertises pendant que la profession de la philanthropie culturelle se développe, contribue à son essor.  

 

La philanthropie culturelle, une responsabilité partagée 

Outre les apprentissages, le codéveloppement permet de briser l’isolement et de susciter l’entraide. Les contextes organisationnels et les modèles d’affaires diffèrent, les manières d’aborder les problématiques aussi. Cependant, plusieurs enjeux structuraux ressortent et dépassent la seule pratique professionnelle de chacun.e des membres. Les échanges mettent en lumière les défis communs que nous rencontrons. Nous comprenons qu’en tant que milieu, nous devons, ensemble, faire progresser la philanthropie culturelle. Le poids ne repose plus seulement sur la personne et son organisation. La responsabilité n’est plus individuelle, elle devient collective. Plusieurs participant.es ont témoigné que la force du codéveloppement est sa capacité de développer un sentiment d’appartenance et de communauté et la réalisation que nous ne sommes pas seul.es face aux défis d’aujourd’hui. 


Karla Étienne

Crédit photo: Mathieu Gaudreault

Artiste et gestionnaire culturelle, Karla Etienne est directrice générale de l’Assemblée canadienne de la danse et commissaire invitée à Mandoline Hybride. Elle a auparavant œuvré auprès de Zab Maboungou/Compagnie Danse Nyata Nyata. C’est au sein de cette organisation qu’elle a fait ses premiers pas en philanthropie, renforcée par son diplôme de 2e cycle en gestion des organismes culturels de HEC Montréal. Durant la même période, elle a co-fonde les Conversations philanthropiques en culture, dont elle est depuis quelques années la co-présidente.

Karla, une marathonienne dans tous les sens du terme, a su parcourir les chemins et emprunter les pistes, pluriels, qui ont conduit à une meilleure et plus juste appréciation de ce qui constitue, aujourd’hui, les forces et le potentiel du milieu artistique et culturel canadien.Son engagement est aujourd’hui reconnu notamment pour le renouveau des politiques culturelles concernant l’équité dans le domaine de l’art, sur tous les plans de la pratique, de la gestion et de la diffusion auprès des institutions et organismes qui en sont responsables dont, entre autres, le Conseil des arts de Montréal. Elle reçoit en 2021 le Prix Stellaire de Nyata Nyata pour le service à la grande communauté de la danse.