Entrevue avec Philippe Ravanas – Donateurs et clients : Fusionner les profils pour un soutien artistique durable

Par Diane Alalouf-Hall , Directrice du PhiLab Québec
05 septembre 2023

Donateurs et clients : Fusionner les profils pour un soutien artistique durable

Entretien avec Philippe Ravanas, D.E.S.C.A.F., M.B.A., professeur et titulaire émérite de la chaire de Gestion des Arts du Columbia College de Chicago

Entrevue par Diane Alalouf-Hall, directrice du Hub Québec

Philippe Ravanas, D.E.S.C.A.F., M.B.A., est professeur et titulaire émérite de la chaire de Gestion des Arts du Columbia College de Chicago. Originaire de France, il est un expert en marketing qui a fait le pont, depuis plus de trente ans, entre les entreprises culturelles et le milieu académique, en Europe, en Amérique du Nord, en Chine et en Russie.   

Il a été entre autre Professeur Invité d’HEC Montréal, de l’Académie Centrale de Théâtre de Pékin et de la Kedge Business School en France. Il est rédacteur-en-chef adjoint de l’International Journal of Arts Management. Il a précédemment travaillé pour la société Walt Disney à Paris et la maison de ventes aux enchères Christie’s à Londres et New York. 

Il est expert-conseil auprès de la Conférence des Nations Unis sur le Commerce et le Développement et de l’Organisation Mondiale du Commerce, de la National Geographic Society, Amazon, AC Nielsen et General Electric. Il a également conseillé de nombreux organismes culturels américains dans la conception de leur plan marketing, dont le théâtre Second City de Chicago. 

Il est musicien et parcourt la planète depuis son adolescence. 

Diane Alalouf-Hall (DAH) : Initialement, nous abordions la question des donateurs et des donatrices dans le secteur artistique. Il semble que les personnes qui assistent à des spectacles et à des expositions soient souvent des donateurs et donatrices. Le marketing relationnel apparaît comme un outil crucial pour établir et entretenir ces relations. Pouvez-vous nous donner des exemples concrets de logiciels et d’outils spécifiques utilisés pour le développement des relations dans le domaine artistique, en particulier aux États-Unis que vous connaissez bien ?

Philippe Ravanas(PR): Aux États-Unis, il est essentiel de comprendre que les organisations artistiques à but non lucratif dépendent principalement de deux principales sources de revenus : la billetterie et les dons privés. Ce qui est frappant, c’est que les donateurs de ces organisations en ont pour la plupart d’abord été clients. En d’autres termes, il existe une forte corrélation entre les ventes et le développement des levées de fonds. Pour répondre à votre question concernant les logiciels et les outils, aux États-Unis, plusieurs solutions informatiques ont été développées pour faciliter la gestion du marketing relationnel dans le secteur artistique. L’une des plates-formes les plus connues est Tessitura, qui propose des fonctionnalités avancées pour gérer les données des clients, les ventes de billets, la politique tarifaire, les dons et les communications avec le public. En fin de compte, l’idée centrale de ces systèmes est de créer des profils de consommateurs qui intègrent toutes les informations pertinentes, mais surtout de réconcilier le profil du consommateur avec celui du donateur. Il ne s’agit pas seulement de les concilier, mais de les fusionner en un seul. Par exemple, si un.e client.e « A » fréquente régulièrement mon théâtre en tant que spectatrice et que cette même cliente est également donatrice, elle ne peut pas être enregistrée sous deux entités distinctes dans les bases de données de l’entreprise. L’objectif est de permettre une communication harmonieuse et efficace entre les équipes responsables de la vente de billets et celles en charge des levées de fonds. La mise en œuvre de cette fusion est complexe et nécessite une réflexion approfondie. Historiquement, les systèmes de gestion ont évolué et sont devenus très performants, de même que les outils de collecte de fonds. Toutefois, la communication entre ces deux systèmes n’était pas optimale, en grande partie parce que les informations client n’étaient pas consolidées dans une seule et même base de données. Cette notion de client unique (donateur-client consommateur) constitue la base solide de toute la réflexion. Bien que j’aie principalement examiné le secteur du spectacle vivant, cette approche s’applique à toutes les entreprises artistiques à but non lucratif qui accueillent du public, y compris les musées, dès lors qu’elles vendent des billets d’entrée. Ces outils deviennent non seulement utiles, mais également essentiels dès lors que l’on reçoit du public.

DAH : Comment les différences dans le financement public influencent-elles les stratégies de collecte de fonds et le développement d’outils dans le secteur artistique ?

PR : : Je tiens à préciser que le contexte américain est très particulier en ce qui concerne le financement des arts. En effet, dans de nombreux pays, y compris en France, le financement public joue un rôle prépondérant dans le soutien aux institutions culturelles à but non lucratif. Par exemple, l’Opéra Bastille à Paris reçoit plus de 60 % de son financement directement du ministère de la Culture. Le Metropolitan Opera de New York finance moins de 1% de son budget avec des fonds publics. Cette différence dans les sources de financement a un impact significatif sur la manière les méthodes de collecte de fonds et comment les outils sont développés et utilisés. J’ai également enseigné au Québec pendant une décennie, et je crois pouvoir dire que la situation là-bas se situe quelque part entre celle des États-Unis et de la France en termes de financement public.

Soutien artistique durableDAH : Comment les professionnels de la philanthropie dans le secteur culturel utilisent-ils les bases de données pour développer leurs relations professionnelles ? Y a-t-il des parallèles ou des enseignements à tirer de la façon dont d’autres secteurs utilisent ces données ?

PR : Aux États-Unis, nous avons assisté à une véritable professionnalisation des responsables marketing des organisations culturelles à but non lucratif au cours des dernières années. C’est également le cas au Québec. Ces postes sont devenus essentiels au bon fonctionnement de ces institutions. Contrairement à l’époque où l’on pouvait apprendre, ces compétences sur le terrain, de nos jours, de nombreux professionnels suivent des formations spécifiques pour occuper ces postes. La gestion des bases de données et l’utilisation des outils informatiques pour y parvenir ne sont pas une compétence annexe. La transition générationnelle a été un facteur clé dans l’évolution de notre domaine. Pour la génération précédente, celle des responsables marketing issus du baby-boom, l’apprentissage sur le tas est majoritaire. En revanche, pour ma génération, qui vient après, ces concepts sont devenus bien plus tangibles. Encore plus pour les plus jeunes aujourd’hui. Ce qui ressemblait autrefois à de la science-fiction est désormais une réalité quotidienne, particulièrement en ce qui concerne l’utilisation de ces outils et la professionnalisation des métiers de la billetterie. Cependant, il est vrai qu’il existe une pénurie de main-d’œuvre qualifiée dans certains domaines, ce qui signifie que de jeunes professionnels moins expérimentés doivent être formés. Il y a un bon espoir malgré tout, car la nouvelle génération semble mieux préparée grâce à des programmes éducatifs comme celui où j’ai enseigné à HEC Montréal, qui préparent les étudiants et étudiantes à occuper des postes de responsabilité dans la gestion des arts et de la culture. Au Québec, j’ai eu l’opportunité de discuter avec beaucoup de professionnels.les du milieu, comme ceux et celles du théâtre du Nouveau Monde par exemple. J’ai pu constater leur expertise, même sans nécessairement un diplôme en marketing. Ils,elles maîtrisaient parfaitement l’utilisation de ces outils. Les principes de gestion des clients et de modélisation de la valeur sont applicables dans de nombreux secteurs, comme l’hôtellerie et l’aviation. La gestion des relations avec les clients.es et des données est cruciale dans le secteur culturel, et les enseignements tirés de l’expérience américaine peuvent être applicables ailleurs. La technologie a transformé la façon dont les institutions culturelles interagissent avec leur public, et les bases de données jouent un rôle central dans cette évolution.

DAH : En philanthropie, la gestion des bases de données est majeure. Cela représente une mine d’or d’informations qui peuvent être enviées et attirer des convoitises. Comment protéger ces données et avoir une utilisation éthique ?

PR : Il existe une règle fondamentale dans le domaine de la collecte de données : une fois que vous avez perdu la confiance du consommateur vous ne la regagnerait pas. Aussi, vous êtes tenus d’expliquer précisément l’usage que vous ferez de ces données et avec qui vous les partagerez. Par défaut, vous ne devez les partager avec personne sans l’autorisation explicite du client ou de la cliente. Les informations les plus sensibles concernent généralement les données financières, telles que les informations relatives aux cartes bancaires. Cependant, ce ne sont pas forcément les informations les plus intéressantes pour nous. Au Canada, par exemple, les entreprises ont évolué de manière à ne pas collecter de numéros de carte, contrairement aux États-Unis. Cela évolue progressivement en raison de la sensibilité accrue face au piratage. Parmi les trois types d’informations les plus sensibles, les données financières ont déjà été abordées. Les informations médicales sont une autre catégorie sensible, mais aussi celles liées aux mineurs, comme les données sur la fréquentation d’enfants à des spectacles, qui peuvent revêtir une grande importance. Il est délicat de s’en servir, pour des raisons éthiques et légales. Les informations les plus intéressantes sont celles liées aux comportements d’achat de nos clients en rapport avec nos produits.. Aux États-Unis, l’utilisation de ces données est entièrement légale. Une chose intéressante à noter est que si deux entreprises culturelles pensent avoir des clients similaires ou complémentaires, elles peuvent mettre en place des offres croisées sans pour autant partager leurs bases de données. Cela signifie qu’une entreprise peut envoyer une offre par e-mail à ses clients en disant, par exemple : « Le théâtre de l’autre côté de la rue propose vous une offre spéciale. Voici le lien. Inscrivez-vous si cela vous intéresse. » Le client décide donc lui-même s’il veut s’inscrire au fichier du dit théâtre. La sécurisation des fichiers informatiques et la protection des données clients n’en sont pas moins essentielles pour ce protéger de hackers éventuels. Il est essentiel de comprendre que la collecte de données clients demande une grande rigueur pour gagner et conserver la confiance de ceux-ci. s donateurs. Il existe des chartes et des organismes de vérification déontologique de la gestion des données, E-trust par exemple. Ils participent à renforcer la confiance des clients.es. Je conseille toujours de faire auditer vos pratiques de collecte de données en ligne. En fin de compte, l’utilité d’avoir une base de données unique prend tout son sens avec l’antispam Law américaine. Si un.e client.e décide de se désinscrire de vos bases de données cela comprend tout son profil donateur et client-consommateur des productions artistiques. Il n’est plus possible de contacter le,la client.e pour quelque raison que ce soit.

DAH : À partir de votre expérience, quels sont les succès et les points d’amélioration concernant le développement et la gestion de bases de données dans le domaine artistique ? Je vous laisse la liberté de votre réflexion et de vos travaux.

PR : Permettez-moi de renverser la question : quels ont été les échecs ? Ensuite, je vous parlerai des succès. Parmi les échecs, on peut citer le syndrome du Deus Ex Machina, c’est-à-dire l’idée erronée selon laquelle l’achat d’un système informatique résoudra tous les problèmes de l’entreprise. Pour illustrer cela, une société pour laquelle j’ai travaillé a perdu des millions de dollars en mettant en place un CRM (Customer Relationship Management) sans réellement comprendre que c’était plus qu’un simple outil informatique. C’est un changement de philosophie commerciale radical. Dans ce contexte, l’alignement des décisions est crucial. Cela plaide souvent en faveur de l’intégration de toutes les activités de marketing, de vente et de collecte de fonds. Lorsque les départements de communication, de vente de billets, de marketing client et de collecte de fonds sont des entités indépendantes qui ne communiquent pas ou peu entre elles, cela peut être désastreux. Pour investir judicieusement dans un système, la question numéro un à se poser est la suivante : disposez-vous d’une base de données centrale ? Si ce n’est pas le cas, il est impératif de résoudre ce problème avant d’investir dans un système, quel que soit son coût. Cela dépend du nombre de personnes dont vous disposez et du temps que vous prévoyez de consacrer à la gestion de la relation client. En ce qui concerne les succès, l’utilisation d’outils relativement sophistiqués, bien que simples dans leur fonctionnement, est un point fort. L’idée est de ne pas se disperser avant d’avoir une base solide. Parfois, cela implique des investissements importants. Dans les entreprises créatives, où le succès des spectacles peut être aléatoire, la meilleure protection contre les variations de ventes réside dans une coordination précise de toutes les activités liées aux clients. Le service à la clientèle est crucial. Au départ, Tessitura a été créé par le Metropolitan Opera de New York parce que ses levées de fond étaient en baisse, alors que ses ventes de billets étaient au maximum. Les aficionados d’opéra continuaient de venir, mais se plaignaient du service clientèle médiocre, et les plaintes n’étaient pas traitées efficacement. Difficile dans ces conditions de les convaincre de soutenir financièrement le Met. Il s’agit donc d’assurer un suivi rapide des problèmes des clients et de leur faire savoir que des mesures ont été prises pour résoudre leurs préoccupations. Les professionnels.les qui ne sont pas directement impliqués dans la création artistique, doivent avant tout s’assurer que la clientèle est nombreuse et satisfaite. Un.e client.e insatisfaite ne sera jamais un.e donateur.trice. Mais un.e client .e satisfait.e le deviendra peut-être.


 

 

Colbert, François & Philippe Ravanas (2018). Marketing Culture and the Arts, 5th Edition (Version imprimée seulement) ISSN/ISBN : 978-2-9808602-8-7 Pages : 358 

 

 

 

 

 

 

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