La philanthropie culturelle : une question d’équilibre

Par Wendy Reid , Professeure honoraire, HEC Montréal et chercheure au PhiLab
26 septembre 2023

L’art est à la fois un reflet et une critique de la condition humaine. Son rôle symbolique façonne l’identité régionale et nationale tout en nous inspirant, en nous stimulant et en nous divertissant. Il se trouve à la source de plaisirs autant que de défis. Depuis ses premières apparitions sur les parois des cavernes préhistoriques et dans la célébration d’évènements sociaux majeurs, l’art a évolué par le biais de la religion et de l’aristocratie, tant dans des lieux physiques qu’à l’occasion de rassemblements symboliques. Lié de près à la richesse et à la sophistication, le mécénat culturel a longtemps constitué un gage de statut social (Shiner, 2003). Dans les dernières décennies, les démocraties contemporaines ont vu l’expression artistique devenir une représentation de la liberté d’expression (UNESCO, 2019). Afin de transmettre leurs idées, les artistes innovent souvent au-delà des méthodes traditionnelles de leur art. Le génie créatif individuel, perçu comme une vocation ou un signe distinctif de l’art en soi, n’est qu’un stéréotype, la création collective entre artistes de talent étant en fait la réalité prédominante (Becker, 1982).

La théorie économique de la « loi de Baumol » décrit l’effet de l’inflation dans les secteurs des services (Baumol et Bowen, 1965). Selon cette théorie, la production de l’art exigerait, dans une mesure croissante, un soutien financier qui surpasse les revenus provenant de la vente de billets et de la collecte des droits d’entrée. Malgré cela, certains observateurs et certaines observatrices suggèrent que le public peut, à lui seul, financer l’art. Bien que la production commerciale d’œuvres théâtrales existe, notamment sur Broadway à New York et dans le West End de Londres, et que le fonctionnement des galeries commerciales se rapproche de celui des maisons de vente aux enchères dans les arts visuels (DiMaggio, 2006), les sources de financement public et privé ont tout de même le pouvoir de préserver l’expression artistique des contraintes du marché, et ce, pour de nombreuses formes d’art à l’échelle mondiale.

L’aura commerciale de l’art soulève des questions quant à la manière dont ce dernier s’insère dans le secteur de la bienfaisance. Néanmoins, selon la tradition anglo-saxonne, la production d’arts visuels et d’arts du spectacle demeure ancrée dans ce secteur, et il est vrai que les dons philanthropiques entraînent une reconnaissance sur le plan fiscal. Aux États-Unis, la philanthropie a historiquement joué un rôle majeur dans la production de diverses formes d’art, tandis qu’elle n’a commencé à gagner du terrain au Canada, en Grande-Bretagne et en Australie qu’au fil du XXe siècle. En Europe, bien que le financement public prédomine en comparaison

avec les autres sources de soutien financier, une stratégie délibérée en matière de philanthropie commence à se développer. Ailleurs dans le monde (notamment en Inde, en Asie, en Afrique et en Amérique latine), bien que le soutien philanthropique des arts demeure très limité, il existe tout de même des sources de financement privé et quelques sources de financement public. En Europe orientale et occidentale, la présence de fondations qui œuvrent en parallèle avec les institutions culturelles majeures témoigne d’un effort de tirer un profit des touristes enthousiastes ainsi que de la diaspora de donateurs et de donatrices issus de cultures philanthropiques existantes comme celle des États-Unis. Bien que le financement des arts dépende souvent d’une philosophie de social-démocratie et de subventions publiques, les gouvernements sont continuellement à la recherche d’occasions de réduire leurs dépenses. Ainsi, la philanthropie acquiert un charme indéniable au titre d’instrument de financement des arts.

En Grande-Bretagne et en Europe, deux livres publiés en 2023 témoignent d’un intérêt grandissant pour la pratique de la philanthropie dans les arts. L’un de ces livres nous vient de l’université Bocconi en Italie (Peccorraro et coll., 2023), tandis que l’autre s’insère dans la série de Routledge sur le thème de la gestion culturelle (Wright et coll., 2023). Ces récentes parutions tranchent considérablement avec deux livres publiés longtemps auparavant aux États-Unis (Brooks Hopkins et Friedman, 1997) et en Australie (Radbourne et Watkins, 2015).

Nous vivons généralement l’art dans le cadre d’évènements. Dans le but de limiter les rassemblements, la pandémie de COVID-19 a forcé la fermeture des salles de spectacles et des musées. L’absence de publics qui en a découlé a pris de court une grande quantité d’artistes à l’échelle mondiale. En effet, au sein de nombreuses économies libérales, les artistes ont beaucoup souffert tant sur le plan financier que dans la réalisation de leur art. Au contraire, dans d’autres contextes économiques, des programmes particuliers ont été créés en vue d’apporter du soutien financier en culture, ce qui a provoqué des inégalités majeures parmi les artistes du monde. La menace existentielle que constituent les retombées de la pandémie continue de se faire sentir tandis que les organisations culturelles tentent de reconquérir leur public. De plus en plus de débats s’engagent relativement aux modèles d’affaires, à la mission et aux objectifs des organisations, aux objets de la création de l’art et à la structure du financement des artistes.

Les perceptions de la raison d’être de la production artistique évoluent. La valeur symbolique de l’art comme gage de statut social s’estompe, tandis que la compréhension de ses bienfaits comme moteur de soutien social, de changement et d’inspiration s’accroît (Ostrower, 2003; 2023). L’art s’oriente de plus en plus vers des fins charitables, ce qui confirme plus que jamais l’intérêt de la philanthropie.

Dans une perspective néolibérale, les organisations culturelles ont parfois tendance à mettre l’accent sur la philanthropie comme source de financement sans plus. Cette façon de percevoir la philanthropie crée un discours selon lequel les évènements culturels seraient des plateformes exploitant la célébrité à des fins de réseautage d’affaires et d’attraction de personnes fortunées. Réduisant le concept à un simple instrument, cette perspective néglige la passion et l’engagement essentiels qui ont le pouvoir de rassembler des communautés de petits et grands donateurs, y compris des fondations et des chefs d’entreprise, en vue de soutenir les artistes, leur organisation et les avantages de cette dernière pour la société. Les aspirations qu’ont exprimées diverses compagnies de théâtre institutionnel québécoises à l’occasion d’une récente campagne collective laissent notamment transparaître une culture de la philanthropie : communauté, solidarité, imagination, beauté, amour, confiance, héritage et fierté.

Historiquement, au Canada, des donateurs privés ont parfois joué un rôle de « mécènes » ou de fondateurs en culture, mais les organisations artistiques n’ont que rarement adopté une approche stratégique en matière de philanthropie. La durabilité de la philanthropie culturelle dépend du lien entre sa fonction de marketing et l’évolution d’une stratégie philanthropique (Lampel et coll., 2000), lequel doit permettre de générer un soutien financier solide et généreux auprès d’une communauté de donateurs et de donatrices.

Dans le présent numéro, nous nous concentrons sur deux types de communications. Tout d’abord, nous abordons des réflexions précédemment publiées sur le rôle social de l’art et sur la pratique de la philanthropie culturelle. Ensuite, nous présentons des contributions que nous avons obtenues auprès d’acteurs et d’actrices du secteur de la culture ayant de l’expérience dans le domaine de la philanthropie culturelle. Afin d’alimenter la conversation, nous avons réparti les résultats sous cinq thèmes. Malgré cela, trois sujets manquent toujours : l’histoire de l’organisme caritatif canadien Affaires / Arts et de son programme incitatif visant à favoriser le financement des arts par les entreprises (artsvest), l’incidence qu’a le fait de miser sur la célébrité lors de campagnes de financement pour les arts, et le rôle des femmes à titre de membres principales des conseils d’administration et de bénévoles relativement à la philanthropie dans le secteur de la culture.

Puisque le PhiLab trouve son siège à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), nous présentons notamment des entrevues et des conversations menées au Québec. Ces contenus multimédias témoignent d’un effort local d’accroître la portée du champ encore sous-exploité qu’est la philanthropie culturelle. Cependant, les textes abordent également la philosophie essentielle de la « philanthropie de proximité », selon laquelle la présence physique du public dans la salle de spectacle ouvre la voie à des conversations importantes sur la philanthropie entre les donateur(trice)s potentiel(le)s et les artistes : une perspective qui s’avère utile à petite comme à grande échelle. Au Québec, la philanthropie de proximité a récemment fait l’objet d’une quantité croissante de discussions. Cependant, comme nous le révèlent les textes, c’est uniquement dans les années 1980 que l’on pouvait obtenir de la formation en philanthropie culturelle à Toronto. À l’origine, la formation à l’intention des gestionnaires de revenu en culture était enracinée dans La Compagnie d’opéra canadienne (COC). Elle a ensuite rayonné à partir du centre de gestion culturelle de l’Université de Waterloo et, de nos jours, elle trouve son centre à l’Université Queen’s. À l’heure actuelle, un consortium d’organisations comme HEC Montréal et le Conseil des arts de Montréal offre également de la formation dans ce domaine.

Dans les secteurs de l’éducation et de la santé, on observe des stratégies semblables en matière de philanthropie visant à interpeler les diplômé(e)s universitaires et l’ancienne patientèle dont les expériences formatrices passées pourraient avoir donné lieu à un sentiment d’appartenance. Cependant, le secteur de la culture bénéficie d’un avantage marqué : l’interaction dynamique entre l’art et son public. En effet, les évènements artistiques qui se tiennent dans des établissements spécialisés comme les théâtres et les musées donnent lieu à ce rapprochement, qui constitue un atout essentiel au cœur de l’engagement philanthropique. Grâce à cette interaction, les personnes se spécialisant en philanthropie au sein des organisations peuvent efficacement alimenter les relations avec les donateurs et les donatrices.

Afin d’assurer l’épanouissement de la philanthropie dans les arts, bon nombre d’organisations culturelles, notamment dans les milieux de l’art du spectacle et de l’art visuel, doivent détenir une base de données spécialisées qui rassemble l’intégralité de l’expérience client en un seul programme. Toutefois, les exigences en matière de cybersécurité au Québec, ailleurs au Canada et en Europe, bien qu’elles soient nécessaires et appropriées compte tenu du contexte actuel relativement à l’intelligence artificielle, ont généré de nouvelles pratiques visant à optimiser les revenus issus de dons philanthropiques. Dans plusieurs cas, ce sont des tiers qui présentent les productions des organisations culturelles. Par conséquent, ces dernières n’ont pas toujours un accès direct à leur public. D’autres secteurs doivent également composer avec des défis semblables en matière de philanthropie.

La philanthropie culturelle dépend étroitement de l’engagement qui se cultive entre l’art et son public. En effet, cet engagement a pour effet de créer une communauté de donateurs et de donatrices capables de diffuser une culture de la philanthropie dans l’ensemble du secteur, puis dans la société en général. Au bout du compte, c’est par le biais de la passion et de la sensibilisation qui découlent de cet engagement personnel que l’on peut en venir à comprendre la valeur sociale de l’art.


Wendy Reid

Wendy Reid est professeure honoraire en management à HEC Montréal en retraite après son rôle de professeur agrégé. Avec une carrière de 25 ans dans le milieu des arts, des musées et des médias au Québec et au Canada, elle a complété son doctorat à l’Université York à Toronto. Ses expériences se trouvent dans les postes de DG ainsi que la direction du financement (marketing et philanthropie) et des opérations. Affiliée à la Chaire de gestion des arts Carmelle et Rémi-Marcoux à HEC Montréal, ses intérêts de recherche et de consultation se situent dans la philanthropie, le leadership et la gouvernance des organismes OBNL en culture. Elle trouve que, inévitablement, ces sujets se filent bien ensemble. Elle a récemment dirigée l’étude Repenser la philanthropie culturelle à Montréal : Les relations et la communauté (Conseil des arts de Montréal, 2020) et vient de terminer avec Hilde Fjellvaer, en Norvège, la publication : Co-leadership in Arts and Culture : Sharing Values and Vision (Routledge, 2023). Finalement, elle est co-éditrice du Routledge Companion of Arts Governance avec soumission en 2024.


Cet article fait partie de l’édition spéciale de Septembre 2023: Philanthropie et les Arts. Vous pouvez trouver plus d’informations ici.

Bibliographie

References 

Baumol & Bowen (1966). Performing Arts The Economic Dilemma: A Study of Problems common to Theater, Opera, Music and Dance, A Twentieth Century Fund Study 

Becker, Howard S. (2008, 1982). Art Worlds – updated and expanded, University of California Press. 

Brooks Hopkins, Karen & Carolyn Stolper Freidman (1997). Successful Fundraising for Arts and Cultural Organizations, Second Edition, Oryx Editions. 

DiMaggio, Paul (2006). Nonprofit organizations and the intersectoral division of labor in the arts. In Powell Walter W. & Richard Steinberg (editors) The Nonprofit Sector: A Research Handbook. Second Edition. Yale University Press, p. 432. 

Lampel, Jo, Theresa Lant, Jamal Shamsie (2000). Balancing Act: Learning from Organizing Practices in Cultural Industries. Organization Science, Vol. 11, No. 3, Special Issue: Cultural Industries: Learning from Evolving Organizational Practices (May – Jun., 2000), pp. 263-269 

Ostrower, Francie (2003). Trustees of Culture: Power, Wealth, and Status on Elite Arts Boards. The University of Chicago Press.  

Ostrower, Francie (2021).  Why is it important that we continue? Some nonprofit arts organizations 

rethink their value in challenging times. The University of Texas at Austin.   

Peccarroro, Francesca, Alex Turrini & Mark Volpe (2023). Fundraising for the Arts, Bocconi University Press.  

Radbourne, Jennifer & Kenneth Watkins (2015). Philanthropy and the Arts, Melbourne University Press. 

Shiner, Larry (20??). The Invention of Art: A Cultural History, The University of Chicago Press.   

UNESCO (2019). Artistic Freedom. Diversity of Cultural Expressions Entity – Culture Sector-UNESCO 

Wright, Michelle, Ben Walmsley & Emilee Simons (2023). Fundraising in the Creative and Cultural Industries: Leading Effective Fundraising Strategies, Routledge.