Configurations et trajectoires : une saisie globale des fellowships et scholarships des organisations financées par la famille Rockefeller de 1915 à 1970
Les multiples financements accordés depuis le début du 20e siècle par les organisations philanthropiques créées par le magnat du pétrole John D. Rockefeller et son fils John D. Rockefeller Junior ont laissé leurs traces sur les murs d’hôpitaux, de bâtiments universitaires ou d’observatoires astronomiques dans des dizaines de pays du monde via les plaques commémoratives qui signalent les donations du General Education Board, de la Rockefeller Foundation, du China Medical Board, du Laura Spelman Rockefeller Memorial ou de l’International Education Board.
Des équipements, des programmes d’éducation, des projets de recherche, des agences gouvernementales, des associations ont reçu des financements qui ont modifié les structures de production et de reproduction des savoirs et des politiques publiques dans des secteurs qui vont de la physique nucléaire aux relations industrielles en passant par la mise en scène théâtrale, les sciences sociales et la biomédecine.
Ce vaste travail d’ingénierie institutionnelle et scientifique a également inclus des dizaines de milliers de bourses distribuées à des individus pour leurs études, leur recherche ou leur formation pratique, dans leurs propres pays ou en dehors de celui-ci. Ces fellowships, scholarships, training awards, visiting/traveling professorships, travel grants ont en majorité été distribués par le truchement d’organismes tiers, qu’il s’agisse d’établissement d’enseignement ou ou de structures associatives de financement de la recherche. Pour un certain nombre d’entre eux et elles, les bénéficiaires ont été choisi·e·s, leurs programmes élaborés, leurs trajectoires suivies directement par le personnel des organisations rockefelleriennes, des hommes et des femmes qu’on appelait officers. Le plus souvent, les boursiers et boursières venaient de et séjournaient dans une institution ou une organisation que les organismes rockefelleriens voulaient créer ou renforcer.
Avec une équipe de recherche financée par le Fonds National Suisse, et la collaboration du Rockefeller Archive Center, nous avons élaboré une base de données qui contient une première sélection d’informations biographiques concernant 14 650 personnes venant de 134 pays ou territoires différents et qui ont reçu des bourses « directes » des organismes rockefelleriens entre 1915 et 1970. Ce travail nous permettra de situer et de comparer les diverses études déjà réalisées sur des disciplines, des époques ou des pays précis, en les rapportant à un ensemble de boursiers et de boursières dont la pleine mesure n’avait jusque-là pas été prise du fait des manques dans les sources disponibles, comme le Directory of fellowships and scholarships 1917-1970 publié en 1972.
Quelques toutes premières observations peuvent être présentées à l’occasion de ce numéro spécial, et ce, afin de comprendre la façon dont un puissant complexe philanthropique organise une géographie des circulations de personnes, d’idées, de normes, de savoirs et de savoir-faire dans toute la gamme des disciplines académiques, dans certains champs professionnels et dans certains secteurs des politiques publiques. Les organismes rockefelleriens ont d’ailleurs souligné à plusieurs reprises l’impact de ces bourses en tant que force de changement et leur contribution à un « libre marché international des idées » via la circulation des personnes1.
Deux indicateurs suggèrent que ce libre marché international des idées est en fait marqué par une division du travail très accentuée, et que son fonctionnement est centré sur les États-Unis d’Amérique. C’est de loin le pays qui bénéficie du plus grand nombre de bourses individuelles « directes » des organismes rockefelleriens – même en excluant les bourses données par le General Education Board dont la cible est explicitement les États-Unis et plus particulièrement les états du Sud.
Le tableau suivant montre la répartition des boursières et boursiers par pays de départ pendant les 57 années couvertes par notre base, pour les 10 pays qui totalisent plus de 2% du total des boursières et boursiers. Il met bien en évidence l’importance des personnes venant des États-Unis. Ajoutons que la proportion de cette différence ne varie que légèrement selon les années où les décennies, sauf pendant les années 1915-1919 durant lesquelles le plus grand nombre de boursiers et boursières provenaient de Chine, mais sont des missionnaires venant de pays anglophones et principalement des États-Unis.
Le deuxième indicateur est fourni par la comparaison de deux cartes qui nous font entrer dans les flux humains générés par les bourses. La première montre la répartition des localisations dont proviennent les boursières et boursiers (pour la plupart, il s’agit des localisations de leurs institutions et organisations d’affiliation). La seconde met en espace les localisations de leur séjour d’étude, de recherche ou d’observation pendant leur bourse, sur la base de l’organisation, de l’institution ou du lieu où ils ont passé le plus de temps2.
Les origines
Il s’agit d’une géographie largement dispersée, marquée par des concentrations dans des régions particulières. La vue sur l’ensemble de la période couverte masque la présence d’un basculement du centre de gravité des localisations vers l’Amérique Latine, lequel se produit à partir de la fin des années 1930.
Les destinations
À l’exception des deux pôles présents en Amérique Latine (Mexico et Sao Paulo) qui apparaissent après la Deuxième Guerre mondiale, les boursiers et les boursières se dirigent vers des institutions et organisations sises dans plusieurs pays d’Europe (Grande-Bretagne au premier chef), mais surtout vers les États-Unis pour 77% de celles et ceux qui ont une localisation « majeure » et identifiée. Dans le gros nuage rose, nous observons une concentration particulière à Cambridge (Harvard University), New York (Columbia University) et Baltimore (Johns Hopkins University), qui accueillent chacune plus de 1 100 boursières et boursiers. On notera à ce propos la forte présence des boursières à Columbia en particulier et à New York en général, du fait de la concentration dans les institutions de la ville des infirmières boursières, qui constituent la majeure partie du groupe féminin de notre corpus.
Ce nuage rose, et la présence des infirmières, permet quelques observations sur la place du Canada et de ses organisations dans cette géographie de circulation des boursiers et boursières. Cette place est singulière sous plusieurs aspects. D’abord, le Canada fait partie des 10 pays ayant reçu le plus de bourses, et se place dans un troisième peloton avec 324 bourses. Mais la quasi-totalité de ces bourses sont décernées avant 1947. Le Canada devient un pays de destination des boursières et boursiers, après avoir été majoritairement un pays d’origine. En tant que pays récipiendaire, le Canada a deux autres singularités. D’une part, c’est le seul pays avec les États-Unis où boursiers et boursières restent en majorité dans leur propre pays. L’extraversion est de règle partout ailleurs. D’autre part, c’est l’exception au tropisme états-unien constaté plus haut, puisque les boursières et boursiers du Canada se dirigent majoritairement vers leur pays plutôt que vers les États-Unis (sauf avant 1928 et après 1947).
Cette spécificité repose sur une institution, l’University of Toronto. Dans le nuage rose, elle se place juste derrière les grandes universités états-uniennes comme lieu d’accueil des boursières et boursiers, au même niveau que Cornell, un peu au-dessus de Yale. Entre le milieu des années 1920 et le début des années 1950, elle accueille 414 boursières et boursiers dont 159 en provenance du Canada (entre 1931 et 1940). Elle regroupe ainsi 79 % des personnes qui passent le plus gros de leur temps dans une institution canadienne. L’université McGill, deuxième pôle d’accueil, regroupe 11 % des boursiers et boursières.
Dans les années 1930-1940, c’est notamment à l’University of Toronto que viennent se former les personnels destinés à l’appareil de santé publique qui se met alors en place dans plusieurs provinces canadiennes, et notamment au Québec, avec l’aide financière de la Fondation Rockefeller. De plus, à partir du milieu des années 1920, et malgré un passage à vide au début des années 1930, l’University of Toronto est utilisée par les organismes rockefelleriens pour accueillir des boursiers et boursières qui viennent se former en santé publique, notamment les infirmières d’Asie, d’Amérique Latine et d’Europe.
Si l’University of Toronto est choisie très fréquemment par les organismes rockefelleriens comme destination de boursières et boursiers, c’est parce qu’ils y financent également des départements d’enseignement dans le domaine de la santé publique. La synergie est particulièrement marquée pour les infirmières de santé publique, autour des programmes élaborés et dirigés par Edith Kathleen Russell en étroite collaboration avec la Fondation Rockefeller. Le secteur de la santé publique étant le principal secteur des bourses individuelles attribuées par les organismes rockefelleriens, cela pousse Toronto en avant. Grâce à ce « nœud rockefellerien » opéré entre les financements pour ses bâtiments et ses programmes, et la fréquentation des boursières et boursiers, l’University of Toronto est devenue un pôle important des circulations canadiennes et mondiales dans le domaine de la santé publique.
Notre corpus prosopographique, éclairé par les sources complémentaires à notre disposition, demande bien plus d’attention et d’analyse. Au-delà d’une répartition dans le temps et dans l’espace, c’est le grain fin d’une économie politique international des savoirs qu’il nous semble possible de mettre en lumière. Les trajectoires collectives et individuelles appellent à des analyses qui croisent les champs disciplinaires et professionnels, le pays d’origine, les institutions de départ et de destination, le sexe, l’âge, la couleur, l’éducation. Notre jeu de données désormais stabilisé, nous voulons avancer dans cette direction en le mettant à disposition de chercheuses et chercheurs à travers le monde afin de définir ensemble des directions de questionnement et de travail. C’est la prochaine étape de ce travail d’équipe.
Par Pierre-Yves Saunier, chercheur du PhiLab et professeur à l’Université Laval
This article is part of the November 2022 special edition. You can find more here