Isabelle Thibault est la directrice générale de La Fondation KANPE. Elle possède plus de 15 années d’expérience comme gestionnaire et directrice de comptes pour certaine des agences de communication québécoises les plus réputées (Sid Lee, DentsuBos, Cossette). Au cours de ces années, elle fut amenée à gérer plusieurs dossiers, autant pour le secteur privé que public, ainsi que pour des organismes à but non lucratif. Reconnue pour son leadership et son enthousiasme contagieux, ses intérêts portent autant sur la planification et le développement des orientations stratégiques, que sur le travail de terrain et la direction des équipes.
Le chemin de l’autonomie se trouve sur place
Diane Alalouf-Hall : Comment définir le rôle et la mission de la FondationKANPE ?
Isabelle Thibault : La mission de la Fondation KANPE est d’accompagner des familles très vulnérables en Haïti dans leur démarche vers l’autonomie financière. KANPE veut dire « se tenir debout » en créole haïtien. C’est là une belle image qui représente bien notre mission. On est vraiment une fondation, notre rôle principal est d’amasser des fonds qui vont ensuite servir à mettre en place des projets et des programmes en lien avec l’autonomie financière.
KANPE travaille presque uniquement avec des organisations ou des experts-es haïtiens-es, qui eux vont apporter les services ou la formation auprès des populations les plus vulnérables que nous desservons depuis 2011. Dans la majorité des cas donc, nous ne sommes pas les maîtres d’œuvre, sauf pour quelques exceptions. Cette façon de travailler se base sur le fait qu’Haïti regorge de compétences, de connaissances et de main-d’œuvre dans de multiples domaines et qu’il est important de les soutenir. Il n’est pas toujours nécessaire d’envoyer que des experts-es étrangers-ères, particulièrement en matière d’éducation, de santé et d’agriculture. Il existe une expertise sur le terrain et il est primordial pour nous de la soutenir. Ce n’est pas que nous refusons les expert-es étrangers-ères, mais avant de se tourner vers le Nord, on cherche d’abord à mobiliser l’expertise locale. Plus précisément, on cherche un-e expert-e de la région que l’on desserre le plus : le Plateau central. Nous travaillons fort à trouver les meilleures organisations haïtiennes locales et les talents locaux qui peuvent accompagner les communautés à atteindre leurs objectifs en matière de santé, d’éducation, d’agriculture, d’entrepreneuriat, de leadership et de renforcement des infrastructures locales.
Diane Alalouf-Hall : Comment identifiez-vous les enjeux auxquels vous répondez ?
Isabelle Thibault : Avant de répondre à la question, il faut que je revienne sur nos quatre grands partenaires. Le premier se concentre sur l’accompagnement des femmes vers l’autonomie financière. Le deuxième agit dans le domaine de la santé. Le troisième travaille dans le domaine de l’éducation. Enfin, le quatrième est spécialisé dans l’agriculture. Ce sont quatre organisations haïtiennes dont 100 % du staff est haïtien. Ce sont des organisations qui existent depuis plusieurs dizaines d’années, qui sont reconnues pour leur expertise et qui obtiennent du financement des grands bailleurs de fonds étrangers, comme la Banque Mondiale ou l’Union européenne, par exemple. Pour nous c’est très important cette façon de travailler et de penser. Tout l’enjeu est de conserver cette façon de faire.
Pourquoi ? Premièrement ça casse l’idée que l’expertise vient uniquement de l’étranger. Cette idée que ce sont les occidentaux ou les anciens colonisateurs qui sont les seuls à apporter le savoir et les solutions est désuète et tend à tuer l’économie locale et la confiance que les populations peuvent avoir en elles-mêmes. Deuxièmement, pour nous, quand une personne qui vit dans l’extrême pauvreté a face à elle un médecin, un agronome, un professeur ou une infirmière haïtienne, qui parle sa langue et qui comprend sa culture, le message envoyé est positif. Cet-te expert-e devient alors un modèle de réussite « local ». C’est important pour nous que la population qu’on dessert, qui est vulnérable et influençable, ait des modèles inspirants qui viennent de chez eux. On reconnaît le travail des experts-es et volontaires du Nord, qui travaillent pour les autres organisations, mais nous ne souhaitons pas nous engager dans cette voie.
Diane Alalouf-Hall : Comment KANPE prend-elle part à la perspective de transformation sociale en matière d’empowerment ? Quel est son rôle dans la chaîne des actions qui sont entreprises ?
Isabelle Thibault : Par exemple, le médecin qu’on engage. Il va travailler en Haïti, investir dans l’économie locale, acheter sa maison en Haïti, envoyer ses enfants à l’école en Haïti, etc. On encourage donc les talents à rester au pays et à soutenir leur communauté. Par ailleurs, on travaille fort pour partir des besoins évoqués par la communauté elle-même, afin de permettre des réponses adaptées. La première fois que je suis allée en Haïti, j’ai rencontré les leaders de l’association paysanne la plus importante de la section communale pour leur demander quels étaient leurs besoins et leurs priorités. La première chose qu’ils m’ont répondue, c’est qu’ils avaient besoin d’une ambulance pour compléter les services offerts par la clinique médicale. Je m’adresse à des fermiers qui représentent une association de 250 membres environ et ils me parlent au nom de la communauté. Ensuite ils ont continué sur les besoins en agriculture : des stocks de haricots noirs pour repartir la chaîne et de la formation pour mieux gérer les sols et permettre le reboisement. L’objectif évoqué était de « pouvoir nous-mêmes nourrir nos enfants et avoir la capacité de payer pour les envoyer à l’école ».
À la lumière de ces informations, on a trouvé un partenaire sur place qui s’appelle Mouvement Paysan Papaye.[1]C’est une association haïtienne fondée en 1973 qui fait la promotion d’une agriculture innovante, adaptée aux petites exploitations haïtiennes et respectueuse de l’environnement. Ses représentants-es sont venus-es avec des formations en agriculture, mais aussi en comptabilité et en gestion pour l’association des paysans.
On essaye donc de recueillir les informations à partir d’une accumulation de données formelles et informelles, pour ensuite appliquer une approche bottom-up. Nous avons également sur place le Directeur des programmes de KANPE, qui est haïtien, et qui est constamment en contact avec la population et les partenaires locaux. C’est aussi lui qui remonte les informations et les besoins urgents.
Par ailleurs, avec une équipe multidisciplinaire de trois Haïtiens et trois Canadiens, nous avons effectué une enquête,en mai dernier. En utilisant la méthodologie du Design Thinking, nous sommes allés interroger des représentants-es de toutes les sphères de la communauté. L’enjeu principal évoqué par les gens interrogés concernait le mauvais état de la route, qui contribue à l’isolement de la population. KANPE n’a évidemment pas la capacité financière de refaire une route à 1 million de dollars du kilomètre. Nous avons toutefois entamé des démarches de lobbypour tenter d’attirer des partenaires spécialisés dans le domaine.
Le deuxième enjeu évoqué concernait l’éducation des enfants et les besoins en formation technique des adultes, afin de leur permettre d’améliorer leurs revenus financiers, mais aussi d’élever leur statut social. Puisque la communauté que nous soutenons se trouve en milieu rural, où les gens vivent de l’agriculture, l’appui aux paysans est essentiel. Si on ne soutient pas les paysans, on passe à côté de 98 % de la population qu’on souhaite desservir. La réalité est que les campagnes se vident au profit des villes et de ses bidonvilles ou de la République Dominicaine. Dans la majorité des cas, la situation de ces jeunes gens qui cherchent une échappatoire en ville devient pire que leur vie en famille à la campagne. Les jeunes filles tombent enceintes très jeunes et tous vivent le racisme et parfois même la violence en République dominicaine. En soutenant les familles d’agriculteurs, on cherche donc retenir les jeunes en milieu rural, plus sécuritaire, avec des formations et des activités enrichissantes.
Diane Alalouf-Hall : Pourriez-vous nous parler du financement de la Fondation KANPE ?
Isabelle Thibault : Comme expliqué plus tôt, nous favorisons les services de proximité. Évidemment, ça coûte moins cher, vous allez me dire. Payer un médecin étranger et payer un médecin haïtien, c’est deux poids deux mesures. La façon dont on le voit, c’est qu’on a l’impression qu’on multiplie l’impact de notre argent. La clinique médicale que l’on soutient financièrement et qui est gérée par le partenaire haïtien Zanmi Lasante nous coûte grosso modo200 000$ CAN par année à opérer. On y trouve 18 membres du personnel qui interviennent auprès de plus de 11 000 habitants-es. Qu’est-ce qu’on peut faire au Québec en santé avec 200 000$ CAN? La réalité est qu’en Haïti, avec le même budget, on arrive à en faire 20 fois plus. En plus de cela, il y a tous les bénéfices psychologiques et non tangibles que ces choix ont sur les populations. On ne peut pas le mesurer, mais nous sommes conscients de l’impact positif qu’a sur un jeune qui voit son professeur ou son coach comme un modèle haïtien. Il n’y a pas d’outils pour le mesurer, mais nous avons des témoignages. Zanmi Lasante ont ouvert une clinique et une école, il y a plus de 20 ans à quelque cinquante kilomètres de la zone que nous desservons actuellement. Un des premiers élèves de l’école est aujourd’hui médecin à cette clinique. On le voit bien, si on investit dans la jeunesse, elle a tendance à s’enraciner et rester pour soutenir sa communauté. Ce sont toutes les raisons de notre manière de fonctionner.
Diane Alalouf-Hall : Pourriez-vous nous parler de vos donateurs ? Quelle est l’évolution de votre bassin de donateurs ? Comment l’expliquez-vous ?
Isabelle Thibault : Au départ, c’était de grandes corporations qui ont été approchées par notre Conseil d’administration ou par nos cofondatrices. Nos sources de financement proviennent de nos événements, de dons individuels et corporatifs et des fondations. Nous n’avons jamais fait de demande auprès des gouvernements. Arcade Fire, à travers le programme PLUS1, ont toujours été nos plus grands supporteurs et donateurs. Notre budget oscille entre 400-600 000$ CAN par année.
Quand je suis arrivée en 2015, j’ai vu à quel point c’était difficile d’aller chercher des bailleurs de fonds. Certains donateurs-trices ont suivi la mouvance liée au tremblement de terre, bien que la région que nous desservons n’était pas concernée directement. La communauté a été touchée par ricochets lors de l’épidémie de choléra, avec 900 cas répertoriés dans une population estimée à 6 000 habitants à l’époque. Il y a eu beaucoup de support de Canadiens-nes et de Québécois-es en raison de la solidarité de longue date avec Haïti.
À mon entrée en poste, on commémorait déjà les cinq ans du tremblement de terre. Les grands bailleurs des fonds institutionnels ne voulaient plus renouveler leur entente, car leur support avait été une exception à leur politique de dons à l’époque. L’urgence étant passée, ce n’était plus une priorité d’aider Haïti. KANPE ne travaille pas en aide humanitaire, mais dans le développement international et c’est complètement différent. L’humanitaire intervient en situation d’urgence, nous on travaille sur de développement à long terme. Cette différence nous rend vulnérable face à la générosité des donateurs. Si une catastrophe se produit en Amérique Centrale ou en Asie, les donateurs-trices vont avoir tendance à répondre à cette urgence et laisser tomber les projets qui s’effectuent sur le long terme.
Dans les premières années de KANPE, le gros des efforts a été mis sur l’organisation d’événements de financement, ce qui a aussi permis de partager la culture haïtienne à l’occasion de carnavals (Karnaval) par exemple. Les événements font donc partie de notre ADN depuis le tout début. Ils nous ont apporté beaucoup de notoriété, en partie grâce à nos deux cofondatrices, mais ne rapportaient que peu de fonds, compte tenu des efforts déployés pour les organiser.
En arrivant, j’ai donc voulu diversifier nos sources de financement et tenter de réduire notre dépendance à un grand donateur. Depuis, c’est notre défi : créer des événements plus rentables et trouver de nouveaux bailleurs de fonds prêts à s’engager sur le long terme. Les Québécois-es sont parmi ceux et celles qui donnent le moins en argent per capita en Amérique du Nord. Ne faisant pas de demande auprès des gouvernements, pour conserver notre liberté de mouvement, et avec la fin des ententes corporatives post-tremblement de terre, nous avons décidé de revoir notre stratégie et de nous incorporer aux États-Unis. Plusieurs raisons ont motivé ce choix. Déjà, nous avions d’importants donateurs états-uniens à qui nous ne pouvions remettre de reçu d’impôt. Ensuite, il y a aux États-Unis une forte diaspora haïtienne ainsi qu’une culture philanthropique plus forte qu’au Canada ou au Québec. Enfin, nos dépenses terrain se font en dollars US. Depuis quelque mois, nous avons également embauché à contrat une consultante en fundraising,ce qui nous aide beaucoup.
Diane Alalouf-Hall : Épisode (la firme de consulting) a récemment sorti son étude sur les tendances du marché philanthropique québécois. Une des conclusions est le potentiel grandissant en termes de dons chez les nouveaux arrivants. Qu’en pensez-vous ? Comment réagissez-vous à cette annonce ?
Isabelle Thibault : J’ai été étonnée par les résultats de cette étude. C’est très intéressant. KANPE n’a pas ciblé les nouveaux arrivants en particulier. On a peu de budgets de communication et peu de moyens de les rejoindre. On a surtout une base de donateurs-trices qui est très jeune. Montréal est une ville cosmopolite, on a conséquemment des bénévoles qui viennent d’un peu partout. C’est très multiculturel ! Et parmi ces bénévoles et membres du CA, nous avons évidemment beaucoup d’Haïtiens-nes ou de membres de la diaspora haïtienne. Par contre, au niveau de la base de données des donateurs-trices, je ne ressens pas les nouveaux arrivants.
Par contre, ce que je dénote chez les donateurs-trices, c’est que les jeunes veulent à présent vivre une expérience et c’est flagrant. J’imagine que tous les OSBL ont constaté le même phénomène. Les défis sportifs, les « Ice Bucket Chellenge », et autres du genre gagnent en popularité. Ça met un poids énorme sur les organisations, surtout les petites, pour trouver des idées « cools » et originales qui peuvent satisfaire les donateurs-trices. Ça vient me chercher au point où j’ai envie de dire aux gens, ne « likez pas », mais « donnez ». Ça ne veut plus rien dire « Like » sur les réseaux sociaux.
Il y a un côté très « egotrip » concernant le don, on en est conscient. Nietzsche dirait qu’on ne fait rien pour les autres, on fait tout pour nous. Il a raison, mais cette exigence qu’ont les donateurs-trices, en particulier les plus jeunes, à leur faire vivre une expérience à tout prix pour qu’ils acceptent de donner est difficile à gérer. Les gens ne se rendent peut-être pas compte à quel point c’est vraiment prenant d’organiser ces événements quand on est une petite organisation. Il faut aussi considérer que les employés des OSBL sont de 30 à 50 % moins payés-es que dans le secteur privé et qu’ils effectuent aussi beaucoup d’heures supplémentaires pour pallier au manque d’effectif des organisations. On entend bien que la célébration c’est très agréable, mais nous n’avons pas tous la capacité de nous lancer dans le divertissement pour espérer recevoir des dons. C’est certainement encore plus difficile dans le communautaire. J’espère une prise de conscience générale.
Diane Alalouf-Hall : Pourriez-vous nous partager un événement ou quelque chose que vous souhaiteriez mettre en lumière ?
Isabelle Thibault : Notre cofondatrice, Régine Chassagne, vient du milieu des arts et de la culture et est issue d’une famille haïtienne. En 2014, elle s’est fixé comme objectif personnel de faire cadeau aux jeunes d’instruments nécessaires pour démarrer leur propre fanfare. En Haïti, la fanfare est une activité très populaire qui accompagne les événements du quotidien : de la fête de l’école aux enterrements.
Une fois les instruments achetés, on s’est rendu compte que les jeunes ne savaient pas jouer de la musique. Il a fallu trouver un professeur capable de faire les 22km de route montagneuse en terre battue chaque semaine pour aller enseigner. On a trouvé le professeur ! Jean-Germain Duvelsin est aujourd’hui un héros local. Les jeunes qui étaient au départ 24 sont aujourd’hui 70 et reviennent toutes les fins de semaine pour jouer ensemble de la musique.
Ces jeunes ont de meilleurs résultats à l’école et ont rapidement fait savoir qu’ils voulaient avoir un camp de jour. On a soutenu la création de ce camp de jour qui les forme en agriculture et en musique, sans oublier le sport. Aujourd’hui, cette fanfare joue aussi bien que les bigbands des écoles nord-américaines. Ils ont même démarré leur propre pépinière ! Malgré des moyens modestes, les résultats de cette initiative sont impressionnants. Il s’agit d’une fierté locale et les effets de la fanfare se font sentir à plusieurs niveaux : leadership, fierté, projet de vie, incitatif à rester, diminution l’exode rural et plus encore. Par exemple, les jeunes filles qui étaient timides prennent confiance en elles. Elles nous regardent maintenant droit dans les yeux quand elles jouent de la musique. Quand on travaille avec les ados, les choses vont vite et c’est exponentiel ! Ils ont soif de connaissances.
- Le site internet de la fondation KANPE: www.kanpe.org
- Vidéo KANPE « témoignage de participants de la première cohorte de familles au programme intégré »: